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Pour un principe matérialiste fort

Compléments du livre
"Pour un principe matérialiste fort"

 

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Le cerveau des sensations

 

Antonio R. Damasio est chef du département de neurologie au Collège de médecine de l'Université de l'Iowa. Il est également professeur adjoint au Salk Institute de La Jolla. Il est aujourd'hui mondialement connu pour ses travaux sur le cerveau humain, dont il explore la complexité, notamment au regard de la mémoire, du langage et des émotions.

Dans ses écrits, traduits en de nombreuses langues, ce chercheur mêle étroitement l'expérience clinique, les études neurologiques, une imagination créatrice et une sensibilité philosophique et humaine remarquables. Antonio Damasio est une référence, non seulement dans le domaine des neurosciences, mais aussi pour tout ce qui concerne la simulation du moi et de la conscience sur des automates.

Son dernier livre, Looking for Spinoza (Traduit en français sous le titre Spinoza avait raison : Joie et tristesse, le cerveau des émotions . Odile Jacob 2005) développe les résultats expérimentaux mentionnés dans ses précédents ouvrages (Notamment The Feeling of What Happens.. Traduit en français sous le titre Le sentiment même de soi, corps, émotions, conscience. Odile Jacob 2002) ainsi que leur philosophie générale Celle-ci a consacré la prise en considération des sentiments dans la compréhension des relations entre le corps, le cerveau et l'esprit. Mais Looking for Spinoza les enrichit encore. L'auteur y présente une synthèse achevée et harmonieuse de ses travaux et hypothèses. Ajoutons que, par ce livre, Antonio Damasio rend un hommage justifié à un philosophe longtemps méconnu, Benedict de Spinoza, étonnamment en avance sur son temps. L'hommage de Damasio à Spinoza est d'autant plus précieux qu'il met en relief ce que ne font pas les biographes ordinaires du philosophe hollandais, c'est-à-dire l'étonnante convergence entre les hypothèses de celui-ci relativement à l'origine de l'esprit, et les études modernes de neurophysiologie rapportées par l’auteur. Cette convergence en elle-même pose problème: comment un esprit qui ne connaissait rien à la science actuelle a-t-il pu si tôt faire œuvre de précurseur ?

La thèse de Damasio sur les origines de l'esprit et de la conscience est remarquablement cohérente et convaincante. Elle confirme et éclaire les théories, de plus en plus fréquentes aujourd'hui, montrant que les formes les plus élaborées de l'esprit et de la conscience humaine sont des acquis de l'évolution ayant émergé, selon les lois simples de la compétition darwinienne, dès l'aube de l'apparition de la vie sur Terre. Damasio, pour sa part, ne se livre pas sur ces questions à des spéculations philosophiques. Ce qu'il avance s'appuie sur une série impressionnante d'observations cliniques ou permises par l'imagerie cérébrale fonctionnelle. Ces expériences n'apportent évidemment pas de preuves définitives, mais leur convergence permet de donner des fondements solides aux interprétations qu'en propose l’auteur. Ceux que le prétendu réductionnisme de Damasio scandaliserait (faire des sentiments conscients et de l'état du Moi lui-même la conséquence d'états bien définis du corps) doivent se dire que l'auteur n'avance rien sans preuves expérimentales. D'autres expériences à l'avenir nuanceront certainement les premières, mais pour le moment, nous pouvons nous reposer sur elles et ne pas mettre en cause de façon purement idéologique ses propositions.

Essayons de résumer en quelques paragraphes l'essentiel de sa démonstration. Elle semble si cohérente que nous pourrions parler en raccourci d'un véritable "système Damasio"

L'homéostasie

Les organismes vivants se caractérisent d'abord, avant même leur capacité à se reproduire et à muter, par l'existence d'un "corps" assurant la permanence d'un milieu interne protégé de l'extérieur par une barrière. Des plus simples aux plus complexes, ils n'ont pu survivre qu'en maintenant ce milieu interne à l'abri des agressions de l'environnement. C'est ce que l'on appelle couramment l'homéostasie. L'organisme vivant est une "machine homéostatique" dont le métabolisme est assuré par des processus élémentaires acquis génétiquement et présents dès les formes les plus simples de cellules homozygotes. On retrouve ces mécanismes sans changements fondamentaux tout au long de l'échelle des organismes vivants.
Les stimulus et sensations

Les mécanismes assurant la survie et le métabolisme des organismes sont déclenchés par des stimulus externes (réception d'une phéromone provenant d'un partenaire sexuel possible, par exemple) ou internes (sensation de faim provenant de la baisse du dosage du sucre). Une chaîne de déclenchement (trigger) s'engage ensuite, jusqu'au cerveau, mobilisant les différentes ressources de l'organisme. On ne peut séparer conceptuellement le stimulus ou déclencheur et le mécanisme déclenché. L'un et l'autre co-évoluent en inter-relation.

Les réflexes

Les corps ont été dotés progressivement par l'évolution d'organes de plus en plus complexes capables d'assurer les grandes fonctions d'alimentation, d'excrétion, de reproduction, de fuite devant les prédateurs. Ces organes sont commandés par des réflexes de base (basic reflexes) déclenchés par les stimulus précités. Des dispositifs de contrôle coordonné de la bonne exécution de ces fonctions ont été sélectionnés par l'évolution, y compris chez les organismes les plus simples, notamment sous la forme d'échanges de messages chimiques. Dès le début, un système immunologique s'est développé pour assurer la protection contre les invasions extérieures. Ainsi s'est précisé ce qui était pour ces organismes le Bien (les facteurs leur permettant de se maintenir en vie et en bonne santé) et le Mal (les facteurs les conduisant à dépérir et mourir). Spinoza, rappelle Damasio, a qualifié de "conatus" la tendance, propre à la vie, de chaque organisme à persévérer dans son être, en faisant appel aux ressources nécessaires.

Les cartes corporelles cérébrales

Avec la complexification croissante des organismes, des organes spécialisés dans le contrôle de l'homéostasie et dans le déclenchement des actions réparatrices sont apparus. Ce furent les systèmes nerveux. Une part importante des génomes, chez les organismes simples comme le ver ou la mouche comme chez l'homme, s'est trouvée dédiée à la programmation des processus d'entrée-sortie et de contrôle coordonnés permettant la surveillance des paramètres de bon équilibre et la mise en œuvre des procédures de survie : s'alimenter, se reproduire, élever les descendants, fuir les agresseurs, etc. Pour cela les cerveaux disposent de multiples cartes corporelles (body-map) qui permettent la synthèse des signaux provenant du corps. Le cerveau, en ce sens, élabore une image dynamique du corps analogue aux tableaux de bord des machines complexes. Il s'agit de connaître en temps quasi-réel l'état du système et d'engager immédiatement les actions réparatrices.

Les émotions

Les stimulus permettant la mise en œuvre des différents processus vitaux et leur coordination par le cerveau s'organisent, à partir des organes des sens, en messages sensoriels de plus en plus élaborés (sensations) lesquels donnent naissance, au-delà d'un certain niveau d'évolution, à des tendances et appétits (drives, appetites) puis à des émotions d'appétence ou de rejet produisant des états corporels complexes. Dans la terminologie de Damasio, sensations et émotions ne sont pas nécessairement conscientes. Au contraire, dans la totalité des êtres vivants y compris chez l'homme, elles sont principalement inconscientes.
Les émotions ne sont pas des phénomènes gratuits, mais font partie essentielle de la mise en œuvre des processus vitaux. Elles ont été programmées par l'évolution génétique pour mobiliser le plus efficacement possible les ressources de l'organisme au service du bon fonctionnement des organes sensoriels et effecteurs. Damasio les désigne du nom de "emotions proper ", que l'on pourrait traduire par le terme de "tuteur émotionnel" ou "moteur émotionnel". Il distingue les émotions basiques, énergie, enthousiasme, malaise ; les émotions primaires : faim, plaisir, désir, peur et les émotions "sociales" résultant de l'exercice des précédentes dans la vie en société, laquelle est indispensable à la construction des individus, même des plus simples : orgueil, sympathie, indignation, etc. On a tout lieu de penser que même si les émotions sont difficiles à mettre en évidence chez les organismes relativement simples (insectes, mollusques), elles existent pourtant. En tous cas, on sait maintenant les observer à l'œuvre dans les espèces plus complexes, de la même façon que chez l'homme, même lorsqu'elles ne sont pas entrées dans le champ de la conscience. Dans cette optique, les émotions sont indispensables à la survie.
Les émotions, comme les sensations, mais à un niveau supérieur, se traduisent par diverses modifications corporelles. Celles-ci sont à la fois le signal permettant au cerveau de les enregistrer et le moyen dont dispose l'organisme pour affronter victorieusement les facteurs internes et externes visant à déstabiliser son homéostasie. Ainsi, manifester des signes de colère peut éloigner un adversaire. Là encore, ces modifications corporelles n'ont pas besoin d'être conscientes pour jouer leur rôle protecteur.

Les émotions, facteurs essentiels de la capacité de l'organisme à survivre dans un milieu nécessairement hostile, se déclenchent dès que l'organisme perçoit, sous forme de messages sensoriels simples ou complexes (sensations), les indicateurs internes ou externes signifiant le danger (le Mal) ou au contraire l'obtention d'un état d'équilibre (le Bien). Chaque individu est entouré de stimulus générant des émotions (emotionally competent stimulus, ECS) auxquels il réagit en permanence. L'identification de ces ECS est généralement programmée génétiquement (par exemple la méfiance à l'égard d'un objet non identifié). Mais beaucoup d'ECS sont les produits de l'expérience individuelle, que l'on pourra dire culturelle.

Les processus qui précèdent l'apparition des émotions, et celles-ci elles-mêmes, sont hérités génétiquement, du moins dans leurs grandes lignes. L'évolution individuelle de chacun (sa culture) se borne à individualiser et enrichir ces cadres génétiquement transmis. Les moteurs émotionnels ayant évolué pour optimiser les chances de survie des individus peuvent se révéler mal adaptés ou néfastes dans d'autres circonstances, notamment dans la vie en société moderne. Mais comment espérer que leurs déterminants génétiques puissent cesser d'agir? C'est là tout le problème du contrat social. Le contrat social, ensemble de règles de comportement définies pour que la société démocratique puisse fonctionner harmonieusement, s’oppose le plus souvent aux héritages génétiques, commandant par exemple la méfiance sinon l’agressivité à l’égard du voisin. Il faut alors un grand effort de discussions collectives et d’auto-persuasion pour que les membres du groupe dépassent leurs pulsions primaires.

Les sentiments et les pensées

Chez les organismes dotés de pré-conscience ou de conscience, notamment chez l'homme, les mécanismes de survie précédemment décrits et générant des émotions, vont plus loin. Certaines émotions deviennent conscientes. On peut les appeler des sentiments (feeling). Ceux-ci, dans leurs formes extrêmes, prendront la forme de passions. Comment définir les sentiments, par rapport aux émotions, outre le fait qu'ils sont conscients et que celles-ci ne le sont pas ? Les sentiments correspondent à la perception d'un certain état du corps à laquelle s'ajoute la perception de l'état d'esprit correspondant, c'est-à-dire des pensées (thought) que le cerveau génère compte tenu de ce qu'il perçoit de l'état du corps. Les sentiments et les pensées ne viennent donc pas de nulle part, mais sont adaptés à la situation où se trouve l'organisme. Damasio rappelle que c'était là le point de vue de William James (1842-1910) (Sur William James, voir http://www.emory.edu/EDUCATION/mfp/jphotos.html )aussi méconnu en son temps que Spinoza : "le sentiment est la perception du corps réel modifié par l'émotion". C'est donc au sommet seulement de processus empilés (nesting principle) qu'apparaissent les sentiments. Du fait que ceux-ci sont conscients, leur importance a été surestimée, tandis que les mécanismes leur donnant naissance, restant inconscients, ont été ignorés ou peu étudiés.

Quel est alors le rôle des sentiments, en termes de sélection darwinienne ? Poser la question revient à poser la question du rôle de la conscience. La conscience, chez l'homme comme chez les organismes en présentant des formes simples, se construit sur la base d'émotions transformées en sentiments. Sert-elle à quelque chose ? On admet généralement que la conscience n'est pas un simple épiphénomène, mais permet d'organiser les sensations et les émotions du moment en les comparant les unes aux autres, et en les rapprochant de celles constituant la conscience biographique du sujet. La conscience mobilise et regroupe à tout moment dans un espace de travail commun un certain nombre d'informations nécessaires à la définition de stratégies de survie et à la prise de décision. Damasio s’est toujours efforcé de cerner le concept de proto-soi, de soi instantané, de soi biographique (c'est-à-dire capable de se rétrojecter dans le passé et se projeter dans l'avenir). Il reprend aujourd’hui ces hypothèses. Il fait reposer le soi sur une prise de conscience des émotions les plus fortes, c'est-à-dire aussi de certains des facteurs déclencheurs de ces émotions, ainsi que des modifications corporelles qu'elles entraînent. L'état de conscience en ce cas est d'abord une conséquence des émotions qui le précèdent, mais il agit en retour sur celles-ci, en favorisant la prise de décision commandant des comportements d'adaptation et les modifications corporelles qui leurs sont liées. Il peut s'établir à ce niveau une co-évolution ou interaction entre émotions, sentiments et comportements en découlant.

Les idées

Les sentiments entrant dans le champ conscient génèrent aussi des comportements de type social. La conscience se construit principalement, dans le cerveau conscient, par le jeu des échanges langagiers et symboliques entre individus au sein des groupes. L'interaction entre émotions et sentiments se poursuit à ce niveau. On exprime un sentiment lui-même lié à une émotion, par l'échange d'une information symbolique ayant valeur de langage, signes ou mots. Ceux-ci s'organisent en opinions ou idées dès lors qu'ils respectent un certain formalisme grammatical. Ce faisant on peut communiquer avec les autres sur une base commune, puisque ceux-ci sont organisés génétiquement pour fonctionner d'une façon identique au sein de l'espèce.
A l'intérieur des groupes, les émotions et les sentiments s'expriment sous forme de comportements spécifiques, sélectionnés par l'évolution pour assurer la survie collective. C'est le cas de l'empathie par laquelle on comprend intuitivement (1) ce que ressent autrui. C'est aussi le cas des comportements dits altruistes ou moraux. Les individus y sacrifient un intérêt immédiat au profit d'un avantage plus lointain procuré par la survie du groupe que favorise ce sacrifice. L'établissement et le respect d'un contrat social permettant de sublimer les déterminismes génétiques primaires en découlent aussi.

D'autres comportements collectifs se traduisent par des échanges d'idées. Celles-ci, pour Damasio, ne sont pas inspirées par une rationalité abstraite. Elles expriment directement les émotions et sentiments des individus. Elles ne sont comprises et acceptées par les autres individus que si elles correspondent à leurs propres émotions et sentiments. Sinon, elles sont ignorées ou rejetées.

Toute cette évolution s'est construite par interaction entre les organismes et les milieux de plus en plus étendus auxquels ces organismes se sont trouvés confrontés en conséquence de l'accroissement de leurs possibilités corporelles. On se trouve là dans le paradigme de l'adaptation darwinienne le plus classique, sans qu'il soit nécessaire de faire appel à une quelconque finalité a priori.

1 : L’intuition est un mode de connaissance qui fonctionne sans faire appel à des raisonnements discursifs. Elle fournit des informations immédiates sur le monde. Très souvent, elle sert de précurseur à une véritable recherche rationnelle et scientifique. Mais souvent aussi, si elle n’est pas critiquée, elle peut donner naissance à des erreurs graves. Certains scientifiques pensent qu’elle procède du cerveau droit qui fonctionnerait sur le mode analogique, au contraire du cerveau gauche, le siège des raisonnements logiques.

 

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