Annexe 13.
Le risque d’une Europe restant libérale
face à une Amérique devenue dirigiste
25 mars 2008
Résumé. Faut-il penser que, face à
l’aggravation de la crise économique qui la menace, l’Amérique
pourrait renoncer officiellement au libéralisme qu’elle affichait
jusqu’ici ? Si c’était le cas, que pourrait faire
une Administration convertie à l’interventionnisme ?
L’Europe la suivrait-elle (ou la précéderait-elle)
dans cette voie ? Resterait-elle au contraire aveuglément
fidèle à la doxa libérale.
Vers une crise systémique américaine
Les observateurs avertis de ce qu'écrit la presse
américaine, comme notre ami Philippe Grasset du site Defensa.org,
ont bien noté depuis quelques jours un changement d’ampleur,
que l’on pourrait comparer aux prémisses d’un tsunami,
dans les certitudes de la pensée politique américaine dominante.
Beaucoup de responsables, fussent-ils républicains proches des
néo-conservateurs (ou de ce qui en reste), ne peuvent plus ne pas
noter que la crise économique proprement américaine est
en train de s’intensifier, sans que les remèdes jusqu’ici
mis en œuvre à l’instigation de Washington (baisse d’impôts,
ouverture de lignes de crédits, baisse des taux d’intérêts
et donc dépréciation du dollar sur les marchés de
change, jugée susceptible de favoriser les exportations) soient
capables de relancer l’investissement et la consommation. On réclame
désormais des mesures plus incitatives, par exemple le rachat par
le Trésor de centaines de milliards de créances douteuses
ou même des grands investissements publics dans les infrastructures
ou les équipements de santé, analogues au projet Tennesse
Valley Authority lancé par Roosevelt à l’instigation
de Keynes pour sortir de la crise de 1929.
Mais, phénomène nouveau, les observateurs
remarquent désormais que ni l’Etat ni la Réserve Fédérale
ne peuvent envisager ni de tels remèdes ni même d’accentuer
les remèdes actuellement mis en application, car, pour reprendre
une expression devenue célèbre, les caisses sont vides.
Elles sont plus que vides, puisque, comme nous l’avons rappelé
dans des articles précédents, la dette extérieure
de l’Etat est considérable. Or, observe-t-on à juste
titre, cette situation qui a toujours été celle du Trésor
américain et qui a permis à l’Etat d’investir
pendant des années (notamment dans les technologies dites de puissance)
aux frais des préteurs étrangers, est en train de devenir
intenable du fait de la continuation des guerres en Irak, en Afghanistan
et de leurs prolongements possibles. Les $3.000 milliards (ou le double)
qu’à coûté la guerre en Irak, selon les estimations
de l’économiste Joseph Stiglitz désormais citées
à tout propos, jouent nécessairement un rôle déterminant
à la source de la crise économique où s’enfonce
l’Amérique. Si le gouvernement disposait de ces sommes, comme
de celles qu’il économiserait si la guerre s’arrêtait,
il pourrait, directement ou par Fed interposée, intervenir directement
en remède à la crise économique américaine.
Il faudrait en payer le prix idéologique, c’est-à-dire
renoncer officiellement au laisser-faire présenté comme
le fondement de la société américaine (encore que
cette philosophie n’ait jamais guidé l’administration
dans ses choix stratégiques importants). Mais en contrepartie de
ce renoncement, l’Etat pourrait relancer une politique d’investissements
ou politique de l’offre destinée à retirer aux pays
asiatiques le monopole de fabriquer tout ce dont l’Amérique
a besoin. Ce n’est malheureusement pas le cas aujourd’hui.
Cette option n’est pas possible.
Les observateurs que nous citons vont souvent plus loin
que faire ce constat pessimiste. Certains envisagent ce que Philippe Grasset
et d’autres nomment une crise systémique touchant non seulement
la zone dollar mais peut-être l’économie mondiale.
La persistance de la guerre contribue à faire monter la défiance
des détenteurs internationaux de dollars. Ceux-ci possèdent
(chiffres de juin 2007, cités par Dedefensa) 66 % de la dette
fédérale américaine, soit $6.700 milliard. Les principaux
débiteurs (en $milliards) sont les suivants: Japon (901), Chine
(870), UK (475), Luxembourg (424), Iles Caïmans (422), Belgique (369),
Irlande (176), Allemagne (155), Suisse (140), Bermudes (133), Hollande
(123), Corée (118), Russie (109), Taiwan (107), Canada (106), Brésil
(103). Selon une expression du politologue Paul Craig Robert, l’Amérique
ne possède pas le monde. C’est le monde qui possède
l’Amérique. (http://onlinejournal.com/artman/publish/printer_3078.shtml).
La question posée à Washington et sur les autres places
financières est : « Qui quittera le navire le premier ? »
Nul ne bouge encore, bien qu’une préférence de plus
en plus marquée pour l’euro s’observe dans un certain
nombre de transactions. Cette prudence s’explique d’une part
par la crainte de provoquer un effondrement du dollar dont les conséquences
apparaissent confuses; mais d’autre part et surtout car les préteurs
ont encore confiance dans les capacités impériales de l’empire
américain et ses possibilités de redressement.
Ils sont de plus en plus seuls de cet avis. Nous l’avons
dit, la responsabilité de l’étranglement économique
américain voire d’une éventuelle crise systémique
est désormais imputée par une majorité d’observateurs
et de simples citoyens à l’état de guerre inauguré
par l’invasion de l’Irak. Plus grave, nul ne croit qu’un
désengagement rapide soit possible, Même les pacifistes ne
croient plus possible de sortir du piège où le gouvernement
Bush a enfermé les Etats-Unis. Le candidat républicain McCain
en est bien persuadé et ne fera rien pour quitter l’Irak
s’il est élu. Les candidats Clinton et Obama, en cas de succès,
ne le feront sans doute pas davantage. Certains préconisent au
contraire d’ouvrir sans attendre de nouveaux fronts, contre l’Iran
notamment. Apparemment, G.W Bush n’est pas seul à y penser,
car McCain vient de reprocher à l’Iran son soutien à
Al Qaïda, ce qui justifierait une attaque en rétorsion.
(http://www.americanprogressaction.org/progressreport/2008/03/pr20080321)
On voit donc s’opposer, pour la première
fois dans l’histoire américaine de l’après-
2e guerre mondial, la politique dite de Sécurité Nationale
et les contraintes élémentaires du développement
économique national. La politique deSécurité Nationale,
comprenant le soutien à la construction européenne, a toujours
été, comme nous le rappelons dans notre ouvrage, inspirée
et même menée de bout en bout par le Military Industrial
Congressional Complex (MICC). Elle a toujours également profité
à l’économie et à la technoscience américaine,
leur permettant d’acquérir une avance de 5 ans en tous domaines
sur celles des concurrents. Elle a permis d’inspirer confiance à
tous les prêteurs de par le monde cherchant des placements fiables,
en l’espèce auprès du Trésor américain
qui pouvait ainsi ne pas charger les contribuables nationaux du poids
des investissements requis par cette politique. Elle a enfin permis aux
économistes et hommes politiques américains d’ériger
en dogme les mérites d’un désengagement des Etats
(ou néo-libéralisme) dont le MICC ne faisait évidemment
aucun cas pour son compte propre.
Malheureusement, aujourd’hui, si le MICC conserve
des positions politiques très fortes, il ne peut plus proposer
de remèdes à aucun des deux marécages où s’enfonce
l’Amérique, celui de la crise et celui de la guerre, pour
les raisons quenous venons d’évoquer. Aux yeux des électeurs
américains, autant que l’on puisse en juger, un lien négatif
fort est en train de s’établir entre politique de Sécurité
Nationale, effondrement économique et libéralisme. Certains
esprits audacieux ne seraient-ils pas alors tentés d’en revenir
aux fondamentaux d’un interventionnisme cicil à la Roosevelt,
ou plus encore d’une économie mixte dans la meilleure tradition
française du début des Trente Glorieuse. A l’échelle
du continent américain, tout peut laisser penser qu’une telle
politique pourrait parfaitement réussir, tant à l’intérieur
qu’à l’international. Mais pouvons-nous prendre cette
perspective au sérieux et esquisser ici ce que serait une politique
américaine reposant sur un usage systématique des différentes
formes d’intervention publique ?
Eventuel retour de l’Amérique à
l’intervention publique
Nous avons montré dans notre livre les avantages
qu’apporterait à l’Europe, en termes de puissance,
dans un monde qui sera de plus en plus en crise, un retour à l’intervention
publique. Les Etats-Unis disposent par rapport à l’Europe
de positions dominantes dans de nombreux secteurs qui lui faciliteraient
l’adoption d’une telle politique, en minorant les sacrifices
à imposer à certaines activités. Néanmoins,
la panoplie des mesures de base demeure la même : augmentation des
impôts, contraction des consommations somptuaires ou de produits
importés, fortes aides publiques à l’investissement
des entreprises et des administrations, notamment dans les technologies
innovantes et les infrastructures productives ou sociales, diminution
des dépenses publiques inutiles (notamment les budgets de fonctionnement
consacrés à des guerres extérieures), contrôle
du capitalisme financier, protectionnisme sélectif aux frontières
(sur la base du donnant-donnant).
Une telle politique, sauf en cas de crise systémique
générale, ne pourrait être entreprise que sur 3 à
5 ans. N’examinons pas ici les changements dans les responsabilités
de l’Etat fédéral qu’elle impliquerait et voyons
rapidement les effets qu’elle pourrait avoir. D’une façon
générale, des économies importantes pourraient être
générées dans des secteurs inutilement dépensiers
et ces économies pourraient être réaffectées
à l’éducation, la recherche, l’investissement
interne productif, le social. Ses axes principaux seraient les suivants:
- Hausse des prix des produits importés
et préférence apportée aux biens fabriqués
sur place. Il en découlerait, grâce à l’effet
d’épargne forcée ainsi réalisée, une
reprise de l’investissement public dans les secteurs industriels
et, consécutivement, dans la recherche et l’éducation.
L’effet négatif de ces mesures sur les niveaux de vie serait
compensé très rapidement par leurs effets positifs. Les
consommations-gaspillages seraient remplacées par les consommations
de minimum vital. L’investissement viserait notamment tous les secteurs
productifs d’économies d’énergie et de matières
premières importées, et plus généralement
ceux susceptibles de faire face aux crises climatiques et environnementales.
- Hausse consécutive des emplois locaux,
des revenus du travail et consécutivement des ressources fiscales
des collectivités publiques.
- Rétablissement de l’équilibre
de la balance extérieure, par diminution des importations devenues
inutiles (matières premières, produits énergétiques
et produits de consommation courante, lesquels seraient désormais
fabriqués sur place).
- Capacité renforcée de négociations
généralement bilatérales sur la base de la réciprocité
avec les autres super-Etats, pour qui le libéralisme n’a
de sens que s’il sert leurs intérêts immédiats.
Nous pensons notamment à la Chine, à l’Inde et à
la Russie, voire avec l’Europe si celle-ci adoptait une telle politique.
- Et finalement rétablissement de la confiance
dans le dollar de la part des prêteurs internationaux. Le taux de
change avec l’euro tel que fixé aux origines pourrait être
retrouvé.
- La question de fond, concernant le poids de politique
de Sécurité Nationale actuelle et le rôle du MICC
dans le soutien global à la puissance américaine, pourrait
être traitée de la façon suivante :
- Les opérations extérieures grosses
dépensières en personnels et matériels seraient progressivement
allégées voire supprimées, sauf nouvelles urgences.
Le dispositif de projection des capacités serait cependant conservé,
avec un effort accru d’adaptation à la guerre de 4e génération.
- Les dépenses de recherche-développement
voire de production industrielle de petite séries seraient conservées,
mais on accentuerait leur perspectives duales, c’est-à-dire
leurs applications au secteur civil et social.
- Le caractère uniquement dissuasif des
armes de destruction massive, notamment des armements nucléaires,
serait solennellement affirmé.
- Les grands programmes d’exploration spatiaux
et autres seraient relancés, dans la perspective, comme indiqué
ci-dessus, d’utilisations duales.
Ainsi, le problème essentiel qu’est la nécessité
du désengagement vis-à-vis des guerres actuelles et plus
généralement de la mise en sommeil d'une “guerre permanente
contre la terreur” de plus en plus fantasmée, pourrait être
traité d’une façon plus largement diplomatique. L’Amérique
affichant sa renonciation à l’unilatéralisme, au «
terrorisme institutionnel » et autres comportements la faisant détester,
pourrait retrouver des alliés qui coopéreraient volontiers
avec elle dans la prévention contre les innombrables risques ou
mini-actes terroristes qui ne manqueront pas de continuer à affecter
le monde entier. .
L’Europe restera-t-elle seule à
se référer au libéralisme ?
Il est probable qu'en Europe, l’approfondissement
de la crise économique et la perspective d’une crise systémique
feront naître de plus en plus de partisans d’un retour aux
interventions publiques, que ce soit au sein des Etats nationaux ou des
institutions européennes. Cependant les représentants officiels
de ces organisations seront longtemps encore, comme ils le sont actuellement,
pénétrés du préjugé selon lequel seule
la concurrence, intérieure ou extérieure, peut résoudre
tous les maux de l’Europe.
Ils raisonnent ainsi pour trois raisons. La première
est, que par docilité atlantique et cédant aux pressions
américaines, ils s’imaginent pouvoir bénéficier,
au moins indirectement, des retombées de l’influence de la
superpuissance en respectant ce qu’ils croient, à tort, être
son évangile. Un retour des Etats-Unis à la régulation
publique serait pour eux un choc. Cependant, on peut faire confiance à
leur suivisme congénital pour qu’ils s’adaptent rapidement.
Une seconde raison de leur foi quasi religieuse dans le libéralisme
est la peur, intuitive depuis la guerre froide, de voir sous prétexte
d’une remontée en puissance des Etats, s'instaurer un retour
à l’économie dirigée de type stalinien ou bureaucratique,
entraînant des protectionnismes générateurs de mauvaise
productivité, des nationalismes et régionalismes coupant
l’Europe du monde extérieur. Il faudrait évidemment
pour lutter contre ces craintes souvent justifiées que les défenseurs
des nouvelles formes d’intervention publique montrent comment celles-ci
s’accompagneraient d’une véritable démocratie
participative laissant s’exprimer tous les intérêts
concernés. La troisième raison du poids de la doxa libérale
se trouve à Bruxelles, au Parlement et surtout dans les cercles
gravitant autour de la Commission. Des générations de fonctionnaires
et représentants des lobbies ayant appris à raisonner dans
le sens de cette doxa seraient incapables du jour au lendemain de s‘ouvrir
à d’autres perspectives.
Ceci dit, les esprits peuvent évoluer plus vite
que prévu, surtout si, comme indiqué dans notre livre, la
crise menaçant l’Europe se renforce. Nous pensons qu’un
pays comme la France pourrait jouer un rôle décisif dans
la nécessaire prise de conscience, vu sa grande expérience
tant du dirigisme que du libéralisme et de leurs inconvénients
respectifs. Mais, pour cela, il faudrait que ses dirigeants, comme les
chefs de l’opposition, fassent l’effort de rejeter sans attendre
les idées toutes faites sur les bienfaits du libéralisme
et les illusions en découlant, comme celles visant sans rien changer
aux règles actuelles du marché à faire de l’Europe
la tête de file des pays investissant dans la connaissance.
Nous faisons allusion ici à la critique du processus
dit de Lisbonne, dont il est évident aujourd’hui qu’il
n’a conduit à rien, puisque les retards entre l’Europe
et les autres économies n’ont fait que s’aggraver.
Aucun des investissements qu’en liaison avec d’autres nous
avions proposés, notamment dans le secteur des technologies de
souveraineté, n’ont été entrepris. Les états
d’esprit peuvent-ils changer, au moins en France ? Il se trouve
qu’une mission vient d’être confiée par la ministre
des finances à un groupe d’économistes présidés
par Laurent Cohen Tanugi, en vue d’élaborer un rapport au
titre très prometteur : Une stratégie européenne
pour la mondialisation
http://www.strategie.gouv.fr/IMG/pdf/RAPPORT.ETAPE.pdf
Nous examinerons ce rapport plus en détail quand
le texte définitif sera déposé. Il est possible cependant
d’en apprécier dès maintenant la teneur. On pouvait
craindre, vu la culture très atlantiste de ces personnalités,
que le libéralisme à l’américaine ne contamine
ses travaux. Il semble que ce ne soit pas tout à fait le cas. Le
rapport d’étape de la mission, déposé en janvier
2008, parait assez significatif d’une possibilité de nouvelles
orientations. La mission constate le peu d’effets du processus précité
de Lisbonne et pronostique que les remèdes suggérés
par les services de la Commission sous le nom de Paquet Lisbonne III n’auront
que des résultats marginaux par rapport aux faiblesses analysées
par le rapport. De plus, ce Paquet n’offre que de « faibles
marges de manœuvre pour la France ». Malheureusement, les experts
ne jugent pas cependant pertinent, d’ici les deux ans qui nous séparent
du renouvellement du parlement européen et de la désignation
de nouvelles institutions conformes au nouveau traité, que la France
profite de sa présidence au second semestre 2008 pour lancer de
nouvelles idées, au delà de celles déjà envisagées
par Nicolas Sarkozy.
Nous sommes obligés ici de constater deux choses.
D’une part, le rapport d’étape de la Mission, pourtant
disponible sur le web, n’a fait à notre connaissance l’objet
d’aucun débat sérieux, ni dans l’opinion ni
au gouvernement. Peut-être est-il déjà trop critique
vis-à-vis de processus de Lisbonne et du libéralisme ambiant
pour être bien reçu. Qu’en sera-t-il de ses propositions
finales ? Finiront-elles dans un placard ? La seconde observation
concerne le tempo proposé. Les rapporteurs, de peur que la France
ne soit pas entendue si elle faisait des propositions plus radicales (à
supposer que celles-ci soient reprises par Nicolas Sarkozy), recommandent
de repousser à deux ans la formulation de ces dernières.
Nous pensons au contraire qu’il faudrait dès maintenant ouvrir
le débat sur ce que pourraient être les projets des Institutions
européennes, des Etats-membres et de la France pour faire face
à la crise systémique qui s’annonce, notamment en
vue d’augmenter massivement les investissements scientifiques, industriels
et universitaire, tout en dégageant les économies nécessaires.
Si les Européens, à leur habitude, attendent que les bonnes
idées viennent de Washington, par exemple sous une forme voisine
de ce que nous avons rapidement imaginé dans la seconde partie
de cet article, elle sera de nouveau à la traîne des Etats-Unis
et des autres super-Etats, intellectuellement, politiquement et économiquement.
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