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Ce texte présente et discute l'ouvrage de Lionel
Naccache: Le nouvel inconscient. Il complète plusieurs chapitres
du livre, notamment le chapitre III . Le cerveau et la conscience. Février
2007
Pour en savoir plus:
Si l'on interprète convenablement les propos de Lionel Naccache, une des raisons qui l'ont conduit à rédiger le livre remarquable présenté ici se trouve dans son admiration pour Freud et pour l'extraordinaire courage intellectuel du père de la psychanalyse. Mais paradoxalement, le livre montre que les hypothèses auxquelles le dernier Freud tenait le plus, celles de l'inconscient et du refoulement, ne peuvent plus aujourd'hui se voir accorder de caractère scientifique. Beaucoup le savaient déjà mais le groupe de pression des psychanalystes est si puissant qu'une nouvelle démonstration n'est pas de trop. Si Freud reste encore d'actualité pour ceux qui s'intéressent au fonctionnement de l'esprit, nous dit Lionel Naccache, c'est parce son œuvre peut offrir aux neurosciences des pistes pour explorer non seulement l'inconscient, mais la conscience. Comme le sous-titre du livre l'indique, l'auteur veut nous montrer que Freud n'a pas prouvé l'existence du continent qu'il pensait avoir exploré, celui de l'inconscient (dit aujourd'hui freudien pour le distinguer du tout venant de l'inconscient), mais qu'il a fait bien mieux. Sans s'en rendre probablement compte, il a jeté les bases d'une exploration entièrement renouvelée d'un territoire ancestral que l'on pensait à tort entièrement connu, la conscience. Mais le lecteur ne sera pas dupe. Ce n'est pas à Freud et moins encore aux Freudiens qu'il faut attribuer le mérite de ce nouveau regard sur la conscience. C'est aux scientifiques qui, comme Lionel Naccache, font l'effort de proposer des descriptions du mental conjuguant les enseignements de l'imagerie fonctionnelle appliquée au cerveau et les observations cliniques conduites dans les services neurologiques hospitaliers. L'auteur est expert dans ce double domaine car, refusant les facilités de la spécialisation disciplinaire, il a choisi d'emblée deux carrières parallèles, l'une en neurosciences cognitives au sein de l'équipe Neuro-imagerie cognitive de l'Inserm dirigée par Stanislas Dehaene, et l'autre dans les services neuro-psychiatriques de la Pitié Salpétrière à Paris. On sait concernant l'unité de recherche de l'Inserm qu'elle a repris et développé l'essentiel des travaux de Jean-Pierre Changeux, aujourd'hui professeur au Collège de France. Celui-ci fait depuis longtemps autorité au plan mondial pour la compréhension matérialiste (autrement dit moniste) des relations entre le cerveau et le mental. Pour ce qui nous concerne, comme l'a rappelé l'intervention de Luc Charcellay dans le livre avec laquelle nous sommes pleinement d'accord, nous ne considérons pas que la psychanalyse soit une discipline à ignorer. Mais force est d'admettre qu'elle n'entretient (pour le moment encore) que des liens épisodiques avec ce qui fait l'essentiel des préoccupations reprises dans les chapitres III et IV, les études portant sur les systèmes intelligents autonomes, qu'ils soient biologiques ou artificiels. Ce sont donc les éclairages apportés par Le Nouvel inconscient à l'étude de la conscience qui nous paraissent d'abord mériter l'attention. Nous présenterons d'abord ici les deux principales thèses du livre, qui réunies font toute son originalité. Nous évoquerons ensuite quelques perspectives non abordées par l'auteur qui, espérons-le, pourraient prolonger ses propos.
En résumant beaucoup le propos du livre, nous pourrions dire qu'il s'articule autour de deux thèses complémentaires : 1. L'inconscient freudien n'existe pas. Plus exactement, ce n'est pas un concept scientifique. A proprement parler, en termes scientifiques, le terme n'a pas de sens. 2. La conscience, propriété émergente principalement développée chez les individus humains, ne donne pas d'emblée des informations objectives sur le monde. Elle permet par contre au sujet conscient de créer un monde virtuel dans lequel un Je lui-même émergent se met en scène. Elle fonctionne donc sur le modèle d'un vaste jeu vidéo à multiples partenaires. Un nombre considérable d'écrits, polémiques ou à prétention scientifique, ont été produits sur chacune de ces deux thèses prises séparément. Mais c'est leur articulation dans une démonstration globale qui donne toute sa portée au livre et lui confère un caractère, non plus cette fois polémique, mais, à notre sens, indiscutablement scientifique et novateur(1).
Rappelons sans insister que par inconscient freudien, nous appellerons ici tout ce qui fait l'essentiel de la doctrine développée par Freud dans la seconde partie de sa vie, et qui a fait l'objet depuis d'innombrables discours et essais de mise en pratique thérapeutique : chaque homme hébergerait une part de psychisme à jamais inconsciente, formée dès les premiers mois de son existence, qui gouvernerait pour le meilleur et pour le pire l'essentiel de sa vie consciente adulte. Cet inconscient serait interdit d'accès, tant au sujet lui-même qu'aux tiers, notamment par le refoulement. Mais il déterminerait très largement la vie psychique et même biologique du sujet. Il s'agirait d'un véritable homonculus doublant le sujet, qui prendrait en sous-main, derrière l'apparent pilote humain, toutes les décisions nécessaires au pilotage de celui-ci au travers des complexités de son environnement. Or, les neurosciences modernes, nous rappelle Lionel Naccache, sont incapables de démontrer l'existence d'une telle entité. Mieux vaut donc si l'on veut conserver un discours scientifique, la rayer à jamais de son vocabulaire. Nous ne reprendrons pas ici les nombreuses observations présentées par l'auteur, résultant tant de l'exploration fonctionnelle du cerveau que de la neuropsychologie clinique. Elles montrent l'impossibilité de mettre en évidence de façon un tant soit peu consistante l'existence d'objets mentaux inconscients correspondant à l'inconscient freudien et aux divers phénomènes tel le refoulement supposés l'affecter. De même, ces expériences montrent qu'il est rigoureusement impossible de prouver l'existence d'opérateurs inconscients réalisant des traitements sémantiques inconscients (sauf peut-être dans la manipulation des nombres). Un traitement sémantique, en terme de procédure informatique, consiste à comparer les contenus des données au lieu de se limiter à leur appliquer des algorithmes linéaires de type arithmétique. Dès qu'un traitement sémantique apparaît dans l'ordre du mental, supposant par exemple le choix entre deux valeurs, il est possible de mettre en évidence l'intervention d'un opérateur conscient qui lui donne sa signification. Mais ceci ne veut pas dire que l'inconscient en général n'existe pas. Au contraire. C'est une banalité de rappeler que tous les êtres vivants, de la cellule à l'être humain, sont pour l'essentiel des machines inconscientes. Les êtres vivants sont pilotés par d'innombrables systèmes de type sensori-moteurs (ou stimulus-réponse) résultant de leur évolution darwinienne pour la survie. Ces systèmes sont le produit de l'évolution génétique de chaque espèce et de l'évolution culturelle de chaque individu au sein des groupes propres à son espèce. L'inconscient constitue donc ce que nous pourrions appeler le mode de fonctionnement par défaut de toutes les espèces vivantes. De l'inconscient mode de fonctionnement par défaut au conscient, mode de fonctionnement de niveau supérieur Il arrive cependant, dans les espèces dotés d'un système nerveux central suffisamment complexe, qu'un certain nombre de sous-systèmes dotés de capteurs et d'effecteurs fonctionnant dans des registres spécialisés puissent communiquer des informations à un organe centralisateur, le cerveau. Celui-ci peut alors dresser un tableau de bord d'ensemble symbolisant le fonctionnement de l'organisme au sein du milieu où il opère. Le rapprochement et la synthèse à tout instant des informations constituant ce tableau de bord fournit une représentation intégrée du système qui permet en retour d'influencer un certain nombre des sous-systèmes sensoriels et moteurs afin de les adapter en temps réel aux exigences de la survie globale de l'individu. Les décisions qui sont prises sont mieux informées que si elles découlaient de réponses non coordonnées. On pourra appeler conscience la fonction produisant ce tableau de bord et ce pilotage intégré, dont la valeur adaptative est évidente. Seule la conscience permet les traitements sémantiques ou de valeur, puisqu'elle rapproche des informations d'origine différentes qui doivent être agrégées et mises en perspective. Nous verrons plus loin qu'il faudrait pour se conformer à un discours général distinguer une conscience primaire très répandue chez les êtres vivants et une conscience supérieure, supposant l'élaboration d'un Je, qui semble limitée à l'homme et quelques mammifères supérieurs. Mais l'auteur ne fait pas cette distinction. Ce qu'il énonce relativement à la conscience concerne le plus souvent la conscience supérieure. Suivons le en cela pour le moment. Nous ajouterons pour notre part que si cette nouvelle fonction adaptative nommée conscience ou conscience de soi est évidente chez l'homme, il n'y a pas de raisons d'exclure qu'elle puisse exister sous des formes plus ou moins simples ou différentes au sein de nombreuses autres espèces. L'intelligence artificielle évolutionnaire s'efforce actuellement de la faire apparaître au sein de populations de robots dits autonomes. On s'étonnera de voir employer le concept de traitements conscients de type sémantique s'agissant de robots. Mais c'est précisément l'objet de la conscience artificielle que donner à des robots autonomes la capacité de traiter des intentions et des valeurs au lieu de les maintenir confinés dans des procédures informatiques linéaires. Chez l'homme, la conscience s'est développée d'une façon extraordinaire du fait de l'apparition du langage symbolique complexe. Pour Lionel Naccache, elle est liée au langage. Sans langage il ne peut y avoir de conscience supérieure. On peut en discuter. Quoi qu'il en soit, l'explosion du langage symbolique, qui semble corrélée à celle du cortex et que beaucoup de linguistes évolutionnaires s'expliquent mal (voir ci-dessous) ne s'est pas produit avec cette ampleur dans les autres espèces animales, même lorsque certaines d'entre elles ont généré des langages spécifiques simples pouvant induire des états de conscience eux-mêmes simples. Ajoutons qu'il faudrait selon nous considérer d'une part la production de la conscience individuelle par un mécanisme quasi standard propre à chaque individu, et d'autre part la production de consciences collectives résultant de l'échange et de la mise en commun d'un certain nombre des données composant les consciences individuelles (tableaux de bords individuels) au sein des groupes sociaux. Les mécanismes générant des états de conscience collective sont très divers et mal étudiés. Le moi social résultant du fonctionnement de la conscience sociale, que ce soit dans les groupes humains ou chez les animaux dotés de rudiments de conscience, peut rassembler et conserver les faits de conscience individuels sélectionnés sur le mode darwinien comme importants pour la survie, tant du groupe que des individus. Constituant une structure d'information permanente, la conscience sociale sert aussi à informer les consciences individuelles au moment de leur élaboration chez les jeunes individus puis tout au long de la vie de ceux-ci. Dans les sociétés scientifiques, c'est elle qui mémorise et redistribue les contenus de connaissance produits par les activités scientifiques et technologiques. Lionel Naccache détaille la façon dont le système inconscient cohabite avec le système conscient. La commande inconsciente n'est pas limitée aux couches de basse complexité de l'organisme (les systèmes dits réflexes) décrits par le neurologue britannique J.H. Jackson à la fin du 19e siècle, tandis que la commande consciente s'épanouirait dans les couches de haute complexité, au sein notamment des six couches neuronales constituant le cortex associatif humain. Tout au contraire, la commande inconsciente est répartie au long de l'architecture hiérarchique des fonctions mentales. Il en résulte que nécessairement, un certain nombre d'entrées/sorties sensori-motrices inconscientes affectent la production des faits de conscience et peuvent en retour être affectées par ceux-ci. Il s'agit des liens innombrables qu'étudie par exemple la médecine afin d'expliciter les influences réciproques du mental et du physique. Mais Lionel Naccache montre que les conditionnements inconscients n'ont rien à voir avec ceux dont l'inconscient freudien fait l'hypothèse. Ils ne peuvent pas non plus être modifiés par les méthodes de l'analyse freudienne. Exeunt donc dans cette description moderne de l'inconscient, tant J.H. Jackson, que nous pourrions qualifier de neurologue primaire, que Freud dont le rêve avait pourtant été d'échapper à l'analyse neurologique primaire.
On sait qu'aujourd'hui, les neurosciences cognitives, de même qu'elles évacuent l'hypothèse d'un inconscient localisé dans les couches basses du système nerveux, ont évacué celle d'une localisation précise de cette fonction associative supérieure qualifiée de conscience ou conscience de soi. Cette dernière est une propriété (émergente) résultant de la coopération de nombreuses aires cérébrales et réseaux de neurones en relation avec des systèmes sensori-moteurs. La conscience ne peut donc être localisée avec précision dans le cerveau, encore que l'on sache que sa capacité à émerger disparaît lorsque certaines aires cérébrales sont détruites. Même si elle n'a pas de siège à proprement parler, la conscience résulte nécessairement d'un processus de traitement coopératif d'un certain nombre d'informations mentales, supposant lui-même une organisation neuronale spécifique. Tout cela ne surprendra pas les informaticiens. Lionel Naccache rappelle que les hypothèses actuelles désignent du terme générique d'espace de travail global conscient(2) l'ensemble des neurones spécialisés, massivement interconnectés et réentrants, permettant de créer à tous moments ce que nous pourrons appeler des faits ou états de conscience. Ceux-ci (ou plutôt les assemblées de neurones qui les matérialisent) sont en compétition darwinienne continue pour élaborer l'état de conscience globale, lequel s'exprime seul à l'extérieur, quitte à être modifié constamment par de nouvelles entrées. Lionel Naccache ne se borne pas à poser le concept d'espace de travail global conscient. Il en donne une courte description anatomique et fonctionnelle. Celle-ci comme nous l'indiquerons ci-dessous, aurait méritée d'être développée, mais elle suffit pour convaincre le lecteur du fait que rien dans une telle organisation ne peut justifier l'hypothèse d'un inconscient freudien non plus que celle selon laquelle ce dernier, refoulé ou non, pourrait influencer la production de faits de conscience résultant du fonctionnement dudit espace de travail global.
Ayant précisé ce qu'il conviendrait aujourd'hui d'entendre par inconscient, Lionel Naccache entreprend une tâche plus ardue, préciser ce que par différence pourrait être la conscience. Il n'hésite pas pour ce faire à bouleverser les approches classiques de cette faculté si souvent et parfois si mal décrite. La fonction principale de la conscience consiste selon lui à créer au profit du sujet conscient un monde virtuel dans lequel un modèle de ce sujet simule un comportement lui permettant d'optimiser ses chances de survie. La formulation que nous donnons ici n'est pas exactement celle proposée par Lionel Naccache mais elle nous parait s'imposer à la lecture de la description qu'il fait de l'espace de travail global conscient et de son rôle fonctionnel. La première question que se pose les cognitivistes de la conscience concerne la raison pour laquelle cette fonction complexe a été sélectionnée par l'évolution. D'innombrables organismes, telles les bactéries, peuvent survivre sans elle. La réponse couramment donnée peut être résumée par l'image du tableau de bord d'un avion de combat, que nous avons précédemment évoquée. Le sujet conscient, tel un pilote de Rafale, dispose « sous le casque », en temps réel, d'un certain nombre de paramètres agrégés et de signaux d'alerte qui lui permettent de prendre les meilleures décisions globales in situ et tempore. Dans certaines situations d'urgence les décisions sont même prises automatiquement à la place du pilote. Celui-ci n'est donc pas obligé d'attendre passivement que les événements se produisent pour réagir aux signaux d'alerte qu'émettent ses différents capteurs. Mais la conscience n'est pas seulement un tableau de bord donnant des informations agrégées. Elle est organisée, pour reprendre l'exemple du pilotage du Rafale, comme un simulateur de vol. On sait que les simulateurs de vol, qui sont les produits les plus élaborés de la "réalité virtuelle", ne mettent pas en scène des images du monde extérieur, telles qu'elles pourraient par exemple être captées par des caméras embarquées. Ils proposent un environnement entièrement reconstruit par le calcul au sein duquel agit, virtuellement, un sujet lui-même reconstruit sous forme d'"avatar". L'avantage d'un tel dispositif est de donner à l'utilisateur du simulateur accès à des mondes virtuels ou futurs bien plus riches que ceux résultant de l'observation réelle. D'innombrables situations possibles ou "histoires" peuvent ainsi être élaborées de façon économique. Dans le domaine de la conscience, si ces paramètres comportent des données décrivant un peu largement l'univers avec lequel interagit le sujet, si par ailleurs le système permet des retours historiques et des prévisions pour le futur, le sujet conscient pourra simuler son avenir et élaborer des stratégies qui là encore amélioreront (globalement) ses chances de survie adaptative. Si enfin le tableau de bord comporte un simulacre ou avatar du pilote (ou de l'avion personnifiant le pilote) qui le représente en situation, ledit pilote se verra ainsi constamment rappelé à la vigilance et à la nécessité d'anticiper le futur probable.
C'est ce service que rend la conscience au sujet conscient en le positionnant comme principal acteur de toutes les histoires possibles. Le tableau de bord qu'offre la conscience est d'autant plus efficace qu'il comporte un avatar du sujet conscient doté en apparence d'une capacité étendue de libre décision, ce qui permet au système de simuler des événements non routiniers au regard desquels il pourra tester ses facultés d'adaptation. Le fait que la décision effective du sujet véritable soit déterminée importe peu si ce sont des facteurs préalablement testés virtuellement comme les plus adaptés aux exigences de la survie qui entraînent la décision. Pour que ce mécanisme fonctionne, le sujet doit se croire libre d'imaginer le futur avec le minimum de contraintes. D'où l'utilité fonctionnelle du concept de libre arbitre, accompagnant généralement celui de conscience. Si les simulations n'offraient pas de possibilité de choix, mais se bornaient à répéter que les décisions sont déterminées, le sujet conscient ne ferait aucun effort pour échapper aux déterminismes qu'il subit ici et maintenant afin d'imaginer des déterminismes futurs aujourd'hui inconnus de lui qui pourraient effectivement modifier le cours de son évolution. Un élève-pilote confronté à un simulateur de vol se trouve exactement dans la même situation. Si son instructeur lui disait qu'il ne peut rien imaginer ni inventer, il ne chercherait pas à se comporter en agent pro-actif. Mais les termes de l'invention et les résultats produits résultent du fonctionnement émergent du système. Ils ne proviennent pas d'un hypothétique ailleurs. Il n'est pas utile de souligner que la formulation qui précède est de type matérialiste. Elle refuse le dualisme qui postulerait l'existence d'un sujet extérieur au cerveau lequel se servirait de la conscience pour actionner le corps Nous pensons que Lionel Naccache, bien que se situant dans la tradition de la pensée juive, est matérialiste. Pour lui comme pour tous les cogniticiens évolutionnaires, la conscience est une propriété émergente résultant de la réunion d'un certain nombre de conditions favorables, notamment la présence de sous-systèmes sensori- moteurs capables d'échanger des informations au travers de neurones associatifs. Les multiples traitements réalisés en compétition au sein de l'espace de travail conscient font à leur tour émerger des contenus de conscience fédérateurs, notamment celui du Je. Le Je est une information qui sert de référence à l'ensemble des contenus de conscience puisque ceux-ci ne prennent leur sens que par rapport à lui. Mais le Je n'agit pas sur le mode volontariste. D'où tiendrait-il en effet l'autonomie de sa volonté ? Inutile d'ajouter que la définition matérialiste et déterministe de la conscience est classique aujourd'hui chez la plupart des cognitivistes, pour qui la conscience n'est jamais causale, en ce sens qu'elle n'intègre pas une fonction permettant au sujet de prendre des décisions en dehors de toute cause préalable. Le libre arbitre n'a pour le moment aucun sens scientifique, même s'il reste professé par l'ensemble des religions, comme par beaucoup de philosophes. Cependant, de façon également classique, Lionel Naccache rappelle que la décision résultant d'une pondération entre différents déterminismes est plus « intelligente », c'est-à-dire plus apte à une bonne adaptation, que celle résultant d'une obéissance passive à des déterminismes immédiats surgissant en séquence. Par contre, il innove sensiblement par rapport aux théoriciens de la conscience en introduisant le concept de monde virtuel. Celui-ci serait le principal produit de la conscience. La conscience générerait un univers de symboles analogue à celui utilisé dans les simulateurs, professionnels ou ludiques (jeux électroniques). Cet univers représenterait à partir des signaux reçus des multiples capteurs et effecteurs sensori-moteurs constituant l'organisme, le monde complexe dans lequel le sujet, simulé lui-même sous la forme de son avatar, jouerait des scénarios lui permettant d'imposer des intentionnalités à des données qui sinon resteraient sans significations utiles pour lui.
Le concept de scénario simulé n'est évidemment pas nouveau non plus. On sait bien qu'un prédateur se représente ainsi l'acte de chasse ou qu'un sujet humain imagine les épreuves ou les satisfactions que la vie lui réserve. Mais Lionel Naccache va très loin dans le sens de la déréalisation (ou non-réalisme) des contenus de conscience. On estime généralement que la conscience fournit au sujet des représentations relativement fidèles du monde réel qui l'entoure. Elle serait donc « réaliste ». Lionel Naccache adopte au contraire, nous semble-t-il, une hypothèse de plus en plus répandue en épistémologie de la connaissance, selon laquelle la connaissance, fut-elle scientifique, ne renvoie pas à des objets du monde en soi (réalisme des essences) mais à des relations chaque fois spécifiques entre observateur-acteur, entité observé et instruments. On parle alors de relativisme des connaissances. Mais toutes les connaissances n'ont pas la même valeur. La conscience peut colporter des connaissances non rationnelles comme des connaissances plus ou moins rationnelles. Les jugements émanant de la conscience de sujets dotés d'une vaste culture scientifique sont évidemment plus pertinents que ceux émanant d'un esprit inculte, car ils renvoient à une expérience antérieure collective sélectionnée par l'évolution. Les connaissances expérimentales scientifiques se distinguent en effet des connaissances pré-scientifiques de type empirique et plus encore des jugements à l'emporte-pièce par le fait qu'elles résultent d'un consensus universel provenant de la communauté scientifique. Ce consensus est lui-même remis en cause en permanence par de nouvelles hypothèses ou observations dûment validées.
On pourrait donc penser que plus le psychothérapeute sera informé scientifiquement, plus riche sera sa relation avec son patient. Mais ce n'est pas nécessairement l'avis de Lionel Naccache. C'est en partant d'une définition relativiste de la connaissance consciente qu'il retrouve le lien entre les neurosciences et la psychanalyse. Peu importe, nous dit-il, que tout l'appareil conceptuel mis au point par Freud et jalousement glosé par ses disciples n'ait aucune valeur scientifique. Le psychanalyste pourrait aussi bien s'en débarrasser ou inventer des mythes tout différents. Ce qui importe pour que la relation avec l'analysant ait un effet thérapeutique - à supposer que ce soit le cas - est que la conscience de celui-ci puisse inventer des histoires et que ces histoires soient confrontées avec celles qu'inventera de son côté - quitte à n'en pas parler - le psychanalyste. Alors ce dernier, sans imposer ni des certitudes prétendument scientifiques comme le ferait un psychiatre classique, ni ses propres histoires, construira avec l'analysant un jeu de rôle virtuel à deux où ils échangeront leurs stratégies. Dans ce cas, l'analysant pourra sortir de l'enfermement des scénarios qu'il s'était inventé avant la cure et s'ouvrir à un dialogue virtuel où les mécanismes de prise de conscience des signaux signalant l'existence du monde extérieur pourraient reprendre de l'activité. En paraphrasant l'auteur, nous pourrions dire qu'une fiction partagée à deux redevient source de liberté. On objectera que la formulation qui précède est inutilement compliquée. Il aurait suffit de rappeler la constatation souvent faite selon laquelle le dialogue avec un tiers, voire la simple écoute, peut faire du bien à un angoissé. De plus, elle ne justifie plus les longues études (et les honoraires y afférents) par lesquelles les psychanalystes prétendent se distinguer des autres psychothérapeutes. Mais Lionel Naccache répondra sans doute que mieux valent des thérapies psychologiques fussent-elles privées de fondements scientifiques indubitables que pas de thérapies du tout. Par contre, là où de telles thérapies deviennent dangereuses, c'est quand elles imputent à des causes psychologiques des dérèglements relevant principalement de troubles neurologiques à fondement génétique. C'est ce qui s'est passé récemment dans l'interprétation des causes de l'autisme chez l'enfant.
Nous ne pouvons faire reproche à un ouvrage déjà long et riche de nombreux développements auxquels nous n'avons pas pu ici faire allusion de se pas s'être suffisamment référé à ce que nous pourrions appeler la science des systèmes complexes évolutionnaires. Toutefois nos lecteurs nous reprocheraient de ne pas avoir signalé un certain nombre de points qui mériteraient selon nous d'être développés dans des présentations et surtout dans des travaux ultérieurs. Dans cet esprit, nous distinguerons deux catégories de questions différentes : celles que pose la psychologie traditionnelle, qu'il s'agisse ou non de la psychanalyse, et celles qui surgissent de la prise en considération des nouvelles sciences dites de la complexité. Dans les deux cas, nous nous interrogerons sur la façon de traiter ces questions en restant fidèle à l'esprit du livre de Lionel Naccache (tel du moins que nous l'avons interprété), c'est-à-dire au regard des apports des neurosciences modernes à la compréhension des mécanismes de la conscience.
Nous rangerons dans cette catégorie un certain nombre de questions qu'à la lecture du Nouvel inconscient vont continuer à se poser les lecteurs, et sans doute en premier lieu les psychologues et thérapeutes, qu'ils se réfèrent ou non à la psychanalyse. L'auteur aurait certainement des réponses à leur apporter mais dans le cadre de ce premier livre, il n'a pu le faire à notre goût de façon suffisamment explicite. On sera particulièrement attentif pour l'avenir, évidemment, non à des réponses inspirées de la psychologie traditionnelle, mais à celles élargissant le champ en faisant intervenir les neurosciences cognitives.
Nous avons signalé que Lionel Naccache ne distingue pas les deux niveaux de conscience généralement évoqués par les spécialistes de la conscience : la conscience primaire, qui semble très répandue chez les animaux disposant d'une certaine complexité et la conscience supérieure, qui serait réservée aux hommes et à quelques rares mammifères. Cette dernière se caractérise par la conscience de soi, ou le Je. Elle seule aurait besoin du langage symbolique pour apparaître. Mais est-ce exact ? La conscience de soi sous sa forme primaire n'existe-t-elle pas sous des formes intuitives ou pré-verbales, chez tous les organismes vivants dotés d'une capacité à se représenter de façon intégrée ou unitaire. C'est elle qui s'active lorsque nous réagissons par l'évitement à l'intrusion d'un tiers dans notre espace corporel de sécurité, avant même que nous ayons pu analyser le type de menace pouvant représenter cette intrusion. Il ne s'agit sans doute pas d'un simple réflexe mais de quelque chose de plus complexe. Pourquoi n'en pas suspecter l'existence, par exemple chez un oiseau ou même un arthropode ? Si cela était le cas, le psychisme comporterait un grand nombre de couches qui ne seraient pas directement accessibles à la conscience supérieure et qui pourtant joueraient un grand rôle dans notre existence. C'est sans doute ce niveau de représentations que Freud désignait par le concept de pré-conscient. Ce préconscient est-il durablement opaque à l'analyse consciente ou pourrait-il au contraire entrer, après apprentissage, dans la sphère du conscient ? On serait en tous cas tenté de considérer que, même s'il ne se confond pas avec le prétendu inconscient freudien, il s'en rapproche beaucoup et mériterait donc des études approfondies.
Certains neurologues considèrent que, par sa richesse neuronale et synaptique, le cerveau mémorise sans peine une représentation de tous les événements qui affectent un humain. Ces «objets mentaux» ainsi mis en mémoire permettraient au cortex associatif de caractériser un évènement nouveau. Informé de la survenue d'un tel évènement, le cortex formulerait une prédiction relative à la proximité entre celui-ci et l'un des événements mémorisés. Seuls seraient analysés au niveau des couches corticales supérieures les événements n'ayant pas de précédents disponibles en mémoire. Ce mécanisme fonctionnerait en permanence mais ne deviendrait conscient que dans ce dernier cas. Rien n'interdirait cependant au cortex, par exemple dans une circonstance mobilisant l'attention, de faire remonter à la conscience des événements du passé qui ne seraient oubliés qu'en apparence. Si ce mécanisme était vérifié en tout ou partie, se poserait alors avec acuité la question des souvenirs, de leur accessibilité par la conscience supérieure et surtout de leur influence sur la détermination du comportement actuel. On ne pourrait certes pas se souvenir de ce qui n'aurait pas été mémorisé (les événements de la toute petite enfance, notamment) ou de ce qui aurait été effacé pour des raisons biochimiques diverses. Mais le sujet conscient pourrait-il retrouver dans certaines circonstances des informations dont il aurait perdu le souvenir conscient mais qui continueraient à peser dans ses décisions présentes. Dans ce cas, il serait utile pour améliorer la pertinence des décisions dites volontaires de faciliter la mise en évidence puis la remontée en conscience d'événements apparemment oubliés mais toujours actifs de façon non-consciente, pouvant avoir des effets nuisibles aux capacités d'adaptation du sujet. Ceci justifierait alors les efforts de la psychanalyse - ou d'autres types de psychothérapies - pour faciliter conjointement avec les neurosciences, l'exploration de la base de données des souvenirs mémorisés par le cerveau.
On sait que, pour faciliter l'exploration de l'inconscient, les psychanalystes, comme d'ailleurs beaucoup de psychologues, attachent de l'importance au contenu manifeste des rêves. On peut voir dans le contenu des rêves dont le sujet se souvient - qu'il s'agisse des images ou de la charge affective de celles-ci - l'expression d'un inconscient éventuellement réprimé (mais par qui?). On peut y voir plus simplement la remontée en conscience d'informations mémorisées à la suite des événements vécus par le sujet et réactivés par des événements récents. Dans tous les cas, le contenu des rêves n'aurait pas qu'un intérêt de circonstances. Nous pensons qu'il convient d'être attentif au contenu des rêves, qu'il s'agisse des siens ou de ceux d'autrui. Leur analyse à fin d'explicitation n'est jamais facile car elle oblige souvent à remonter haut dans la mémoire et l'expérience du sujet. Mais elle ne pourrait qu'être utile. Même si les rêves ne sont pas la manifestation de troubles psychiques profonds, ils ne surviennent pas au hasard et mériteraient donc toujours une interprétation pouvant se révéler informative pour un sujet souhaitant mieux éclairer ses pulsions et désirs. Ceci d'autant plus qu'ils sont souvent à la source de la création artistique voire scientifique. A plus forte raison, l'étude des rêves d'un sujet présentant des troubles psychiques devrait intéresser ceux qui prétendent l'aider à surmonter ses difficultés. Mais dans tous ces cas, une nouvelle « science des rêves » faisant appel aux techniques des neurosciences cognitives mériterait d'être entreprise, bien loin des banalités traditionnelles. On découvrirait peut-être alors qu'il ne s'agirait pas d'un luxe de société riche.
Dans le même esprit, on pourrait souhaiter que les nouvelles sciences du cerveau et de la conscience s'intéressent davantage aux fantasmes, dont le rôle est omniprésent, non seulement dans les vies psychiques mais dans la façon dont les psychismes se traduisent dans les comportements des individus et des sociétés. Appelons ici fantasme la représentation généralement répétitive d'une image ou d'une situation qui accompagne et qui généralement conditionne le succès d'un comportement ayant une grande importance pour la vie génésique, affective et sociale du sujet. L'exemple le plus simple venant à l'esprit est celui des fantasmes sexuels qui accompagnent le plus souvent et conditionnent en grande partie l'accès à l'orgasme des individus « normaux » des deux sexes. Un tel fantasme est très lié à la conscience supérieure (encore qu'il faudrait s'interroger sur la question de savoir si les animaux ne peuvent en vivre d'analogues). Il a été construit par le sujet à partir d'éléments formels glanés dans les langages sociaux, mais réinvestis fortement lors de l'histoire du sujet, dans des conditions dont il a le plus souvent perdu le souvenir. En fait, il est perçu par le sujet comme une part mystérieuse mais essentielle de sa personnalité. Nous pensons donc qu'il serait utile aujourd'hui d'analyser l'origine, la typologie et le rôle des fantasmes, qu'ils agissent dans la vie courante ou qu'ils puissent intervenir aussi dans la genèse d'événements dramatiques tels les crimes ou les génocides. Une part importante de ce qui demeure encore secrètement explosif dans l'esprit humain se tient là, à la frontière entre l'inconscient et le conscient.
On sait que Freud avait jeté les premières bases de sa doctrine en procédant par introspection à l'analyse de ses souvenirs. Mais les psychanalystes ne croient plus guère à cette sorte d'auto-analyse (peut-être pour des raisons matérielles que l'on peut imaginer: d'où proviendraient les honoraires?). Les sciences cognitives elles-mêmes ne lui accordent guère de crédit, au prétexte que le sujet est le moins bien placé de tous pour produire des observations ou procéder à des expériences de pensée le concernant. Cependant, l'introspection a toujours joué et continue à jouer un rôle essentiel dans la création littéraire et la réflexion philosophique. Nous pensons que le mépris de l'introspection constitue une erreur profonde. Elle représente la première et toujours principale exigence du « connais-toi toi-même » que la morale et la raison sociale imposent à tout citoyen responsable. Elle demeure de toutes façons la première phase de l'accès de chacun à sa propre conscience. Mais comme elle est aussi en effet la source de multiples fourvoiements intellectuels et affectifs (notamment les "rationalisations" à juste titre dénoncées par la psychanalyse), elle mérite d'être analysée et critiquée avec les outils des sciences cognitives. Il sera sans doute possible ensuite d'en recommander un usage plus systématique à chacun, y compris aux scientifiques.
L'émotion esthétique, sous toutes ses formes, a joué un rôle essentiel dans l'histoire de l'humanité. Elle continue aujourd'hui encore - peut-être de plus en plus - à déterminer de nombreuses activités individuelles ou sociales. Il n'est pas exclu qu'elle intervienne aussi, non pas comme épiphénomène mais comme facteur causal, dans certains comportements animaux. Son statut au regard de la conscience rationnelle est ambigu. L'homme, qu'il s'agisse du créateur ou du « consommateur » d'art, la ressent très fortement. Elle est donc très présente à la conscience, et peut donner lieu de la part du sujet à beaucoup d'auto-justifications. Mais dans le même temps, nul ne se l'explique pas véritablement. Elle est donc considérée comme relevant du domaine de l'inconscient ou du pré-conscient. Nous pensons que pour ces diverses raisons, l'émotion esthétique, définie d'une façon très large, devrait devenir un sujet d'étude systématique de la part des neurosciences cognitives. Ce n'est pas vraiment le cas actuellement.
Nous rangerons sous ce titre aussi général qu'imprécis le recours à des approches diverses, généralement peu pratiquées voire ignorées tant des psychanalystes que de nombreux cogniticiens, qui ouvrent cependant des perspectives intéressantes sur l'inconscient et la conscience. Il serait dommage de ne pas évoquer leurs apports possibles aux travaux de Lionel Naccache et de ses collègues.
Le système hyper-complexe des neurones associatifs servant d'infrastructure à l'espace de travail conscient - à supposer que les neurosciences de demain valident l'hypothèse d'un tel espace - mériterait dès aujourd'hui, malgré la difficulté, de faire l'objet d'hypothèses et d'expériences. C'est tout le statut de la conscience supérieure, du Je (du « hard problem » évoqué par le philosophe David Chalmers), qui en dépend. Mais ce seront aussi les recherches sur la conscience animale et surtout sur la conscience artificielle qui pourraient en tirer profit, sans mentionner les technologies de la communication en réseau sur le mode du web. Or force est de constater que le livre de Lionel Naccache n'évoque pas cette question. Le mode de computation retenu par l'évolution pour assurer le fonctionnement de cet espace de travail dont émerge indiscutablement la conscience fait-il appel à l'architecture des neurones formels, généralement présente partout dans le système nerveux, ou à celle très différente des systèmes multi-agents adaptatifs - voire à une synthèse des deux formules. On prolongera la question par une autre encore plus difficile à traiter dans l'état actuel des connaissances : des processus relevant de la théorie quantique de l'information interviennent ils dans le fonctionnement des neurones de ce domaine essentiel du cortex associatif ? Une autre question liée aux précédentes concerne le statut des informations susceptibles d'entrer dans l'espace de travail global. Pourquoi telle information est-elle accueillie et telle autre rejetée. Pourquoi certaines d'entre elles produisent-elles de véritables «révolutions culturelles» dans les contenus de conscience ? Les informations nouvelles sont-elles prises en compte en fonction de leur « poids » informationel, et de quelle façon ce poids est-il évalué. Doivent-elles de plus satisfaire à des normes externes ou relatives à leurs contenus qui les rendraient compatibles avec le système d'exploitation global ou avec les informations déjà mémorisées? Lorsque enfin un état de conscience s'impose sur tous les autres, ne fut-ce que très momentanément, au sein de l'espace de travail global, cet état de conscience exerce-t-il un effet de contamination sur les autres, qui contribuerait à sa permanence éventuelle ? Exercerait-il ce même effet de contamination en dehors du cerveau du sujet qui l'héberge, c'est-à-dire sur les contenus des cerveaux d'autres personnes ? Cette question, quelle que soit la réponse donnée, nous conduit immédiatement à la rubrique suivante, celle des mèmes (voir ci-dessous).. Ajoutons une autre question. Si l'on retenait l'hypothèse du livre selon laquelle l'espace de travail global conscient produirait l'équivalent d'un vaste environnement de jeu vidéo dans lequel des simulations seraient réalisées en permanence autour de la figure dominante du Je, il faudrait s'interroger sur la nature des processus computationnels permettant la production et la validation des hypothèses virtuelles ainsi élaborées. Il s'agirait en effet d'une modalité très intéressante d'introduction de l'innovation dans la formulation des stratégies, qui donnerait indiscutablement au sujet conscient un avantage sélectif par rapport aux organismes non dotés de conscience. Mais il faudrait s'interroger sur la façon dont au cours de l'évolution cette fonction s'est introduite dans un certain nombre d'espèces animales chez qui des versions moins performantes du dispositif sont sans doute présentes.
Ce thème mériterait un ouvrage à lui seul. Nous ne rappellerons pas ici l'importance de la mémétique dans l'étude moderne des langages et des réseaux de communication animaux et humains. Bornons nous seulement à indiquer que l'explication mémétique, conjuguée avec l'étude de l'apparition des langages dans des populations de robots, peut aider à comprendre comment se sont construits les cortex associatifs supports de la conscience supérieure humaine et comment ces cortex se sont peuplés de contenus langagiers symboliques ayant permis la diffusion des contenants de conscience au sein des groupes humains. L'étude de l'émergence du langage chez les robots montre que contraints par la nécessité de communiquer pour répondre à des pressions de sélection sur le mode darwinien, les robots s'accordent spontanément sur un vocabulaire de symboles qui représentent l'amorce d'un véritable langage syntaxique. En rétroaction, l'usage de ce langage oblige les robots à réorganiser leurs systèmes computationnels pour optimiser le traitement de ces langages. On voit donc émerger simultanément le langage, le cerveau qui le manipule et les contenus cognitifs générés par la collaboration de ces deux agents différents. On peut montrer que le même mécanisme, appliqué à des substrats biologiques et non plus informatiques, a pu produire le même résultat. Des organismes vivants dotés d'un système nerveux central, qu'il s'agisse d'animaux ou d'humains, ont, sous la pression du besoin de communiquer, généré des langages symboliques plus ou moins complexes. Les avantages sélectifs apportés par la communication utilisant ces langages ont encouragé le développement des organismes faisant appel à ces outils nouveaux. Ce succès lui-même a permis la sélection de cerveaux de plus en plus performants en matière de traitement symbolique - et donc de plus en plus riches en aires corticales associatives. La mémétique montrera à son tour que ces langages sont constitués d'entités informationnelles, les mèmes, ayant la possibilité de se répandre et se multiplier sur le mode viral. Pour les méméticiens c'est leur prolifération dans les cerveaux d'animaux contraints à communiquer par la pression darwinienne qui a entraîné en retour le développement des aires associatives et langagières, ainsi que des divers processus de prise de conscience. Plus généralement, la logique des relations entre inconscience et conscience pourra être analysées en termes de traitement mémétique de l'information. C'est ainsi que, pour Susan Blackmore, théoricienne de la mémétique, le Je qui trône au centre des systèmes conscients est lui-même un même, capable de se reproduire et se complexifier dès qu'il trouve des conditions favorables. Les méméticiens pratiquant les neurosciences cognitives cherchent actuellement à mettre en évidence des entités neurales correspondant aux mèmes, qu'ils ont déjà nommé des neuromèmes.
Nous avons précédemment évoqué le thème de la conscience collective. Selon une définition traditionnelle, on estimera que la conscience collective naît des échanges de contenus conscients entre individus eux-mêmes conscients participant à un groupe communiquant. Ainsi on dira que le patriotisme est un état de conscience collective né au sein des personnes s'identifiant comme ressortissantes d'une même nation. Mais l'appel aux sciences de la complexité permettra d'élargir considérablement la problématique. Ainsi on appellera super-organisme toute société d'entités biologiques, humaines ou artificielles entretenant entre elles des relations de coopération. Un essaim d'abeille peut être vu comme un super-organisme. De même un groupe humain organisé. Par ailleurs, dans un monde de compétition darwinienne systématique, tout super-organisme est lui-même en concurrence avec d'autres organismes analogues ou différents. Chaque super-organisme tend à mobiliser les aptitudes à la conscience et aux stratégies intelligentes de ses membres. Pour cela, il diffuse de façon offensive, sur les réseaux de communication le reliant aux autres super-organismes, les contenus cognitifs (autrement dits les mèmes) générés par ses membres. Ces mèmes entreront à leur tour en concurrence darwinienne avec les mèmes des autres, comme le feraient des populations de virus. L'enjeu est la domination des réseaux d'abord, des contenus des cerveaux des individus ensuite. La compétition sera gagnée par le super-organisme le plus apte à saturer de mèmes dominateurs les réseaux de communication et les espaces de conscience de chacun des agents individuels ou collectifs opérant dans l'aire de compétition. On reconnaîtra sans peine dans ce schéma théorique une image du combat que mènent les super-organismes américains de la Big Food pour saturer les espaces de conscience des citoyens français en diffusant des mèmes publicitaires visant à faire de chacun un consommateur docile. Ces mèmes circuleront et se multiplieront au sein des réseaux offerts par les industries culturelles américaines, elles-mêmes relayées dans cette mission de service public par des organismes sous contrôle, nous avons nommé les acteurs du PAF (TF1 en l'espèce).
Les diverses questions évoquées dans la seconde partie de cet article, sans mentionner toutes celles que l'on pourrait ajouter à la liste, devraient nous l'avons dit inspirer les futurs travaux des sciences cognitives de demain, en liaison avec les autres sciences humaines. Ceci devrait se faire, pensons-nous, dans l'esprit dont l'œuvre scientifique de Lionel Naccache et ses collègues nous donne des exemples d'application si pertinents et pour lequel Le Nouvel Inconscient deviendra sans doute un des ouvrages de référence. Bien sûr, il faudrait multiplier à cette fin les chercheurs et les crédits. Mais nous pensons que les bénéfices qu'en tirerait la société dans son ensemble pourraient être importants, tant pour la compréhension de ses propres ressorts de fonctionnement que pour la prévention de certaines pathologies. Encore faudrait-il que les sciences cognitives ne soient pas, comme elles le sont souvent aujourd'hui au sein des superpuissances, mises principalement au service des technologies de contrôle et de défense.
(1) Tout ce qui suit n'est pas une retranscription fidèle des propos du livre. Il s'agit d'une paraphrase personnelle que nous lui proposons, au risque parfois de le dénaturer. La meilleure façon de prévenir ce risque est de lire l'ouvrage soi-même. (2) Curieusement, Lionel Naccache attribue la paternité du concept d'espace de travail global à l'équipe de l'Inserm dirigée par Stanislas Dehaene, alors que le terme est couramment employé par d'autres neuroscientifiques, tel Bernard J. Baars (non cité en bibliographie) et qu'il est sous-jacent aux analyses de Edelman, Damasio et de bien d'autres. Références |
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