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Pour un principe matérialiste fort

Compléments du livre
"Pour un principe matérialiste fort"

 

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Six impossible things before breakfast
The Evolutionnary Origines of Belief

par Lewis Wolpert

Faber and Faber Limited 2006

présentation et commentaires par Jean-Paul Baquiast

 

 

Lewis Wolpert est britannique. Né en 1928. Il est professeur émérite de biologie médicale à l'University College de Londres.

Parmi ses précédents ouvrages on trouve un essai sur la mélancolie, Malignant Sadness qui a été adapté par la BBC.

Bibliographie
http://nobelprize.org/nobel_prizes/medicine/articles/wolpert/cv.html

Cet ouvrage, sous un titre peu explicite pour qui ne connaît pas Lewis Caroll (Through the Looking Glass), s'attache à une tâche immense. Il s'agit d'abord de recenser toutes les croyances qui ont caractérisé les hommes depuis qu'ils ont divergé des autres primates, croyances qui aujourd'hui encore continuent à les distinguer des animaux. Mais il s'agit aussi de comprendre pourquoi cette exceptionnelle aptitude à croire est apparue et en quoi ces croyances, aussi peu fondées qu'elles puissent parfois sembler être à un observateur scientifique, ont contribué à la survie des humains confrontés aux contraintes du milieu naturel. Lewis Wolpert insiste beaucoup, en biologiste évolutionnaire qu'il est, sur un point essentiel en matière d'évolution, bien mis en évidence par Darwin. Les propriétés anatomiques ou comportementales caractérisant les êtres vivants apparaissent au hasard mais elles ne se maintiennent que si elles apportent un bénéfice compétitif aux espèces qui en sont dotées. L'ouvrage démontre qu'il en est bien ainsi concernant cette propriété spécifique (sauf exceptions) aux humains qu'est l'aptitude à croire.

Rassurons tout de suite le lecteur. Le livre, bien qu'il aborde une matière difficile et foisonnante, est de lecture très facile et ne se perd pas dans les considérations théoriques. Cela ne veut pas dire qu'il soit superficiel. Les nombreuses références citées en fin d'ouvrage montrent que l'auteur n'avance pas d'affirmations à la légère. Il a beaucoup lu et beaucoup critiqué. Nous ne pouvons que souhaiter voir paraître une traduction française de ce travail, qui constitue un nouvel apport de poids au matérialisme scientifique face à la recrudescence des attaques qu'il subit de toutes parts, notamment dans le monde anglo-saxon.

Le thème de la croyance est ambigu, puisqu'il désigne aussi bien les croyances religieuses universellement répandues que les préjugés marquant la vie de tous les jours. Il est évident qu'il sera traité différemment par un spiritualiste voyant dans la croyance une des manifestations les plus hautes de l'esprit humain, lui permettant d'entrer en communion avec la divinité, ou par un scientifique matérialiste pour qui l'aptitude à croire est un trait évolutif analogue à de nombreux autres. Or Lewis Wolpert est connu dans les milieux scientifiques pour son athéisme. Il en prévient d'emblée le lecteur, en s'affirmant matérialiste réductionniste. Autrement dit, s'il ne combat pas les religions, il refuse de les voir interférer en quoi que ce soit avec les travaux scientifiques. Pour lui, la méthode scientifique expérimentale est la seule capable de proposer à l'humanité des « vérités « en lesquelles croire. Il ne s'agit évidemment pas de « vrai absolu » mais seulement de constructions relatives sur lesquelles s'accorde à tout moment la communauté scientifique. Elles sont remises en cause de façon permanente par le développement des recherches, mais c'est précisément ce qui les distingue des autres croyances qui sont généralement imperméables à la critique. Ce point de vue sur la vérité scientifique inspire la ligne éditoriale de notre revue et nous rend donc particulièrement intéressante la lecture du livre de Lewis Wolpert. Ceci particulièrement à une époque où, même dans les sociétés depuis longtemps laïques, telles que la nôtre, les religions s'engagent à nouveau dans une offensive contre le rationalisme et l'héritage des Lumières. Prévenons cependant le lecteur. L'auteur est vraiment « matérialiste réductionniste », comme il l'affirme. C'est ainsi qu'il ne prête aucun caractère scientifique à des pratiques comme la psychanalyse ou les médecines douces, en dehors de l'effet placebo que celles-ci peuvent provoquer. Nous serions pour notre part plus nuancés, comme indiqué dans la seconde partie de cet article où nous proposons quelques commentaires.

Un acquis de l'évolution

La croyance n'est donc pas pour Lewis Wolpert le signe d'une quelconque intervention de la divinité dans l'histoire humaine. La croyance est un caractère développé par l'espèce humaine de même que l'ont été de nombreux autres traits, tels la bipédie, l'usage de la main et le langage. Ce caractère est aujourd'hui héréditaire, déterminé par des configurations génétiques acquises aux origines de l'hominisation. L'importance que Lewis Wolpert donne aux gènes dans la commande des comportements psychologiques complexes caractérisant la croyance ne surprendra pas. L'auteur, même s'il ne dit pas, s'inscrit dans la tradition de la sociobiologie. C'est ainsi que pour lui, la généralisation de l'aptitude à croire est une conséquence de la mise en place dans le cerveau des humains d'aires cérébrales appropriées, qu'il appelle une " machine à croire " (belief engine). Les observations de la neuro-imagerie ou de la clinique (portant sur des patients atteints de troubles neurologiques) le démontrent sans équivoque à ses yeux. Mais, aussi réductionniste qu'il s'affirme, il reconnaît cependant que les croyances prennent également des développements culturels qui interagissent en permanence avec l'évolution génétique.

Dans son introduction, Lewis Wolpert explique pourquoi il en est venu à s'intéresser aux croyances. C'était parce qu'il ne comprenait pas pourquoi tant de gens refusent de faire confiance à la science et pourquoi aujourd'hui encore, se développent de si vigoureux mouvements anti-scientifiques. Cependant, dans le même temps, les mêmes personnes croient dur comme fer, selon l'expression française, à ce qui pour un esprit rationnel n'a aucun sens, par exemple aux anges, aux extraterrestres, à la télépathie et à la lévitation. Nous sommes si habitués à vivre au milieu des superstitions, y compris de la part d'esprits considérés comme distingués, que nous n'y faisons plus attention. Mais nous avons tort. Si les populations, même dans les sociétés dites avancées, refusent si généralement la démarche scientifique apparue chez les philosophes grecs et qui constitue aujourd'hui la seule et unique façon de comprendre le monde, si par contre elles s'inventent tant de certitudes fausses aux yeux de la science, c'est qu'il existe à cela des raisons très profondes, acquises il y a plus d'un million d'années, dont Lewis Wolpert s'efforce de mettre en lumière les mécanismes.

Contrairement aux croyances, la pensée scientifique et plus généralement la pensée rationnelle sont au contraire très récentes. Elles sont contre-intuitives, c'est-à-dire qu'elles obligent à refuser les évidences et à ne pas se fier au sens commun. Elles demandent donc un effort particulier d'ouverture intellectuelle à ceux qui leur font confiance. Aussi, pour Lewis Wolpert, la culture scientifique ne peut être assimilée à une croyance. On pourrait être tenté de penser que si l'humanité se débarrassait de sa propension à croire n'importe quoi et pratiquait plus volontiers la pensée rationnelle, d'innombrables drames aujourd'hui plus menaçants que jamais pourraient être évités.

La machine à croire

Dès le début de l'ouvrage, l'auteur montre que chacun d'entre nous cherche à comprendre les causes des évènements inattendus qui l'affectent. Quand nous pensons avoir trouvé la cause, nous avons tendance à transformer notre découverte en objet de croyance. Il nomme cela l'impératif cognitif, qui déclenche la machine à croire évoquée ci-dessus. Ce mécanisme est devenu instinctif car il a rendu les humains capables, tout au long de leur évolution, d'organiser le monde, avec ses dangers comme avec ses ressources, d'une façon qui le rendait compréhensible et exploitable. Si l'humanité a survécu, c'est probablement parce que les croyances pertinentes ont été plus nombreuses que celles qui n'étaient pas fondées. Cependant aujourd'hui, les croyances pertinentes, reconnues par la société comme utiles à la survie (par exemple regarder à gauche et à droite avant de traverser), ont été intégrées dans des règles collectives que l'on ne discute pas et auxquelles (en principe), il ne s'agit pas de croire ou ne pas croire. Par contre les individus se trouvent confrontés à d'innombrables évènements que ces règles ne prévoient pas. C'est alors que sa machine à croire lui fait inventer des causes imaginaires, auxquelles faute d'autres explications, il est obligé d'apporter foi. Sans quoi il ne comprendrait pas le monde extérieur, il ne comprendrait pas davantage ses semblables et cela provoquerait en lui une angoisse insupportable.

La machine à croire fonctionne malheureusement de façon incohérente, même lorsque des règles sociales ont établi des « croyances » officielles. C'est ce que l'on nomme l' « illusion causale ». Ainsi, beaucoup de gens continuent à croire que la ceinture de sécurité imposée par le code de la route ne sert à rien ou est dangereuse. Les psychologues ont montré que des profils psychologiques différents déterminent le type d'illusions causales caractérisant les individus. On en tire des enseignements utiles concernant la prise de risque individuelle (personal risk assessment) face aux dangers multiples qui menacent les personnes et les groupes. Mais ce n'est pas pour autant qu'il apparaît possible de redresser les erreurs et les superstitions, fussent-elles démontrées comme dangereuses. Les individus demeurent étrangement fidèles aux croyances qu'ils se sont données, même lorsque l'expérience leur en a montré la fausseté.

Lewis Wolpert confirme le jugement de David Hume, pour qui la croyance est une propriété de l'esprit qu'aucun philosophe n'a jamais expliqué. Pour lui, malgré les progrès de la neuro-imagerie moderne, il s'agit encore d'un mystère. Ceci concerne tout autant les croyances quotidiennes évoquées ci-dessus que celles associées aux religions. Contrairement à la connaissance, qui ne se discute pas (comment fonctionne tel appareil), la croyance porte sur quelque chose qui peut être vrai ou faux. Mais pour celui qui y croit, elle se transforme en connaissance (croire aux fantômes parce que les fantômes existent), même en l'absence de toute expérience démonstrative répondant aux critères de la connaissance scientifique.

Une apparition par hasard ?

C'est l'interprétation de la causalité qui fonde la croyance. On distingue, en suivant David Premack, une causalité faible et une causalité forte. La première relève de la simple association et est accessible aux animaux. Un chien de garde aboie quand un visiteur se présente. La seconde est, sauf exceptions, spécifique aux humains. Elle découle d'une disposition programmée dans le cerveau qui suppose l'existence d'une force invisible reliant deux phénomènes associés.

D'où provient cette disposition fondamentale ? L'auteur propose une hypothèse très importante. Elle découle de l'usage des outils par les premiers hominiens. Une pierre utilisée comme outil est perçue comme cause d'évènements intéressant pour la survie car on fait l'hypothèse qu'elle mobilise à son profit une force mécanique invisible capable de modifier le monde environnant et d'être utilisée par celui qui manie la pierre. Les chimpanzés utilisent des pierres pour casser des noix mais ils n'ont jamais (sauf peut-être en captivité, au contact des humains) perçu dans la pierre et l'usage qu'ils en font une force plus générale susceptible d'être mise au service d'autres besoins. Ils n'ont donc pas transformé la pierre afin d'en faire un outil polyvalent.

Mais pourquoi les ancêtres des lignées humaines ont-ils compris qu'ils pouvaient utiliser les pierres à d'autres usages que la préparation des noix, ce qui leur a permis de s'engager dans la fabrication d'outils de plus en plus complexes et sans doute aussi de découvrir l'usage du langage ? La question est importante, si on admet que c'est l'outil, comme le pense Lewis Wolpert, qui a permis l'hominisation. Deux réponses sont possibles, entre lesquelles la paléoanthropologie ne permet pas de trancher. Lewis Wolpert les évoque toutes les deux. La première suppose l'apparition chez certains hominiens d'une mutation génétique ayant donné au cerveau la capacité de réaliser des associations logiques entre perceptions, associations impossibles aux autres primates. Mais l'auteur évoque aussi le simple accident comportemental. Il mentionne une hypothèse qui nous parait plus facile à admettre que l'appel à une mutation génétique de circonstance. Il suppose qu'un primate quelconque se serait blessé en manipulant l'éclat d'une pierre brisée lors d'une percussion. C'est l'image (il s'agit en fait d'un os), présentée en introduction du film " 2001 Odyssée de l'espace" . Sa blessure lui aurait donné l'idée, si l'on peut dire, d'utiliser l'éclat de pierre pour la découpe d'une charogne. Le premier outil généraliste serait né ainsi. Cette première expérience se serait diffusée par imitation, autrement dit sur le mode culturel. On peut tout à fait imaginer que l'invention initiale et son imitation n'aient intéressé que quelques individus, avant de s'étendre plus largement au fil des années. Les mutations génétiques entraînant l'apparition d'aires cérébrales appropriées à l'usage des outils ne se seraient produites que beaucoup plus tard.

Quoiqu'il en soit des origines, une fois que les hominiens eurent compris que la pierre transformée en outil pouvait provoquer d'innombrables évènements utiles, ils ont pris conscience de la relation abstraite entre cause et effet. Ce nouvel acquis de connaissance a pu dès lors trouver emploi dans tous les évènements de leur vie, en améliorant considérablement leurs capacités adaptatives. De nouvelles espèces humaines se seraient ainsi différenciées des précédentes, caractérisée par des capacités cognitives dont les bases neurales étaient désormais programmées dans les cerveaux. Rappelons que cet évènement fondateur de l'hominisation se serait produit bien avant l'apparition de l'homo sapiens, puisqu'il semble que les australopithèques aient utilisé des outils. La croyance en l'existence de causes explicatives des évènements et la recherche active de celles-ci se sont évidemment généralisées chez les homo sapiens.

Elles sont plus actives que jamais aujourd'hui, puisque on les trouve à l'œuvre chez les enfants dès le plus jeune âge. Le nourrisson cherche des causes au monde qui l'entoure. Non seulement il les cherche mais il les trouve et, quand il ne les trouve pas, il les invente. Ce n'est pas l'apprentissage qui lui permet de procéder ainsi. Il s'agit selon Lewis Wolpert d'une disposition innée, encore plus fondamentale que celle intéressant la compréhension par le nourrisson du langage naturel. Cette dernière n'est d'ailleurs sans doute qu'une application de la première.

L'auteur regrette le faible nombre des études sérieuses intéressant l'origine, le développement, le rôle et les déviances de cette disposition à rechercher des causes et à en tirer matière à croyances. Nous ne pouvons que nous associer à ce regret. Il semble que la croyance, dans nos sociétés encore profondément religieuses, soit marquée d'un caractère sacré qui interdit d'en faire une étude scientifique approfondie, faisant appel aux outils puissants des neurosciences et de la psychologie évolutionnaire. Même la mémétique inventée par Richard Dawkins, pourtant athée convaincu, n'a pas été vraiment, selon Lewis Wolpert, appliquée à la façon dont naissent, se propagent et évoluent les croyances. Les méméticiens s'en sont tenus à des rapprochements superficiels.

Le monde des croyances

Après ces considérations générales, le livre analyse en détail un grand nombre de types de croyances, que nous ne pouvons évoquer ici. Les enfants, les animaux (ont-ils des croyances et lesquelles ?), les malades mentaux génèrent des croyances très diverses, riches en illusions multiples, qui méritent toutes attention, de par leur caractère éclairant. A partir de celles-ci, le livre aborde l'étude des croyances religieuses, sous leurs diverses formes. Lewis Wolpert reprend ici l'hypothèse désormais très répandue selon laquelle croire en une vie après la mort, en des divinités protectrices et au pouvoir curatif de la prière permet aux humains de mieux résister aux difficultés de l'existence et à l'angoisse de la mort. Mais cette hypothèse est peut-être un peu simpliste car elle n'explique pas comment l'athéisme serait apparu dès l'antiquité et se trouve aujourd'hui bien représenté, y compris dans les Etats religieux.

Après les croyances religieuses, le livre consacre de nombreuses pages à l'étude des croyances intéressant le paranormal, sans doute encore plus répandues de nos jours que les croyances religieuses, quand elles ne leur sont pas associées. Il termine par la discussion des croyances intéressant la santé et finalement des croyances appliquées à la morale et à la politique - qui on le sait furent et demeurent encore responsables d'innombrables massacres.

Mais la croyance en la science doit-elle être assimilée aux croyances précédemment énumérées ? Pour Lewis Wolpert, la réponse est négative. Il distingue une croyance irraisonnée dans les bienfaits de la science et de la technologie, qui relève de la métaphysique. Par contre, la démarche de la science expérimentale, qui soumet les hypothèses à la sanction de l'expérimentation et les résultats de l'expérimentation à l'approbation de la communauté scientifique (peer-review), constitue à ses yeux le seul moyen par lequel l'humanité peut se donner des certitudes sur le monde capables de l'aider à assurer sa survie. Il ne s'agit donc plus, pour reprendre la distinction précédente, de matière à croyance (vraies ou fausses) mais de connaissances. Ces connaissances sont évidemment évolutives et relatives mais elles ne peuvent faire l'objet de doutes systématiques, comme voudraient le faire croire les mouvements anti-scientifiques. Bien évidemment, de telles connaissances ne laissent pas de place à l'intrusion de la religion. Si le Dieu hypothétique acceptait de faire un miracle clairement reconnu, comme de transformer l'eau du Loch Ness en vin, les scientifiques reconsidéreraient leur position à son égard. Mais cela ne s'est jamais produit jusqu'à ce jour. On retrouve dans ce jugement de Lewis Wolpert relatif à la science un trait caractéristique du matérialisme scientifique pur et dur qui est le sien, mais nous n'avons pas de raison de nous élever contre ce point de vue.

Discussion

Le livre selon nous n'appelle pas beaucoup de commentaires et moins encore d'objections. Tout au plus pourrions nous souhaiter quelques nuances et approfondissements. Deux points notamment nous paraissent mériter d'être précisés. Le premier concerne l'utilisation des croyances comme moyen de contrôle des individus par les organismes sociaux et les différentes formes de pouvoir. Le second est relatif aux processus d'acquisition des connaissances par les espèces vivantes.

Sur le premier point, il nous semble que Lewis Wolpert ne met pas assez l'accent sur la façon dont, sans doute depuis la plus haute antiquité, des forces politiques institutionnelles ou subversives ont utilisé la capacité à croire des populations pour définir ou contrôler les comportements de celles-ci. Il faudrait plusieurs volumes pour faire l'inventaire de l'usage politique des idéologies et religions visant à exploiter la crédulité des foules. Le thème dira-t-on est bien connu. Nous pensons cependant qu'il pourrait être renouvelé en conjuguant l'étude neuroscientifique de la croyance, telle que résumée excellemment par Lewis Wolpert, et les considérations relatives aux super-organismes et aux produits mémétiques que ceux-ci génèrent dans les compétitions qui les opposent les uns aux autres.

Il parait indiscutable que les croyances ne se sont pas répandues, avec les appareils neuronaux qui les génèrent, uniquement parce qu'elles apportaient des réponses rassurantes aux questions métaphysiques que se posaient les humains. Les empires, les églises (considérées comme des organisations destinées à exercer un pouvoir social), les partis politiques et autres super-organismes ont générées des croyances jouant le rôle d'outil de mise en conformité (conformity enforcers) comme l'a bien expliqué Howard Bloom. Ceci se fait d'ailleurs souvent de façon spontanée, sans que les chefs politiques et religieux aient toujours conscience de la manipulation des esprits à laquelle ils se livrent. Les compétitions entre super-organismes, prenant la forme de guerres entre nations et même entre civilisations, sont des phénomènes de grande ampleur. Il ne faut donc pas s'étonner qu'elles ancrent en profondeur dans les esprits des individus l'aptitude à croire qui est la meilleure arme, offensive et défensive, de ces super-organismes.

En ce qui concerne l'acquisition des connaissances, pouvant donner lieu à des croyances, nous pensons qu'il ne faut pas distinguer trop strictement la façon dont les espèces animales (au moins celles dotées d'un cerveau) se représentent le monde, et celle utilisées par les humains dans le cadre soit de l'acquisition spontanées (empirique) de croyances soit d'une démarche scientifique expérimentale rigoureuse. Tous les animaux interagissent avec leur environnement. Ces interactions donnent lieu à des modifications dans leur équipement corporel et dans leurs comportements. Les modifications qui contribuent à l'adaptation sont retenues et transmises héréditairement (par les gènes) et culturellement (par l'exemple). C'est à partir de ces acquis que les espèces se développent en se complexifiant et en se différenciant. Les premiers hominiens, comme leurs cousins primates, n'ont pas échappé à cette règle générale. Ils ont acquis des connaissances par essais et erreurs qui leur ont permis de survivre. Ces connaissances n'avaient pas de signification en termes de vrai ou de faux absolus. Elles étaient vraies si elles permettaient la survie. Dans ce cas, elles s'intégraient au patrimoine génétique et cognitif de l'espèce. Elles étaient fausses si elles menaient à des impasses en terme de survie et en ce cas elles disparaissaient avec ceux qui les avaient élaborées.

Il n'y a donc pas lieu, chez les humains, au moins dans une perspective historique, de distinguer entre connaissances vraies (donnant naissance à la production des connaissances scientifiques) et croyances fausses, donnant naissances aux mythologies diverses. Dans les deux cas il s'agit d'un processus d'exploration du monde par essais et erreurs, qui globalement contribue à la survie de l'espèce.

Tout ce que l'on pourrait dire, c'est que les connaissances scientifiques ont une puissance bien plus grande que les croyances quand il s'agit de modifier le monde matériel afin de l'adapter aux besoins humains. En effet, les premières portent principalement sur la façon d'utiliser les outils et les concepts instrumentaux. De plus elles sont partagées par l'universalité de ceux qui s'intègrent à la démarche techno-scientifique et qui acceptent la rigueur de la démonstration sanctionnée par les pairs. Les croyances au contraire sont multiples, souvent anarchiques ou contradictoires, généralement inefficaces pour la compréhension et la transformation du monde. Elles ne peuvent agir que par le verbe, c'est-à-dire lorsqu'elles sont instrumentalisées par des pouvoirs visant à contrôler les individus. On retrouve alors la problématique des super-organismes évoquée au chapitre précédent. Au service des super-organismes, les croyances acquièrent de la puissance, susceptible de s'opposer aux connaissances scientifiques. Mais, comme Lewis Wolpert le montre bien, il s'agit dans l'ensemble d'une puissance néfaste.

 


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