Sept histoires montmartroises obsessionnelles et caustiques.
Sept variations autour de la folie ordinaire qui s'immisce dans les êtres
comme une fuite d'eau dans la matière, tel un filet d'abord, puis
dans le fracas des chutes : formidable spectacle ! Les Demoiselles Geunettes
habitent votre rue, Sibylle Hahn est votre voisine de palier, vous travaillez
tous les jours avec Martine Laissac. Vous avez croisé le regard
de Anatole Gardefort. Juste Simandre vous rappelle un vieil oncle, Georgina
Bonnieux pourrait bien être votre soeur, et Emma Saint-Galmier votre
pire cauchemar...
Recherches de fuite est le neuvième livre de Martine
Roffinella.
Extraits :
Histoire 1 : Garanti trente ans
"“On les prenait souvent pour des sœurs, mais en fait,
c’était la mère et la fille. L’une faisait plus
jeune que son âge - la mère, qui avait soixante-dix-huit
ans ; l’autre paraissait plus vieille que ses cinquante printemps
: on lui en aurait facilement donné dix de plus. Dans le quartier,
on les appelait les « Demoiselles Geunettes » - il s’agissait
de leur vrai patronyme, qui leur allait comme un gant ; enfin, surtout
à la mère, bien qu’elle ne fût plus demoiselle
depuis des lustres, et dont le prénom était Fernande. La
fille, elle, s’appelait Carole, parce que son père, décédé
depuis une vingtaine d’années déjà, avait beaucoup
aimé l’actrice Martine Carol. Carole était restée
célibataire ; dans le temps, on l’aurait qualifiée
de « vieille fille ». Depuis le décès de son
père, elle vivait avec sa mère dans un petit appartement
bourgeois de la rue Nobel, à Montmartre, sur le deuxième
tiers de la Butte. ”
Histoire 2 : Recherches de fuite
“Sibylle Hahn avait un peu plus de quarante ans lorsqu’elle
décida, par une de ces journées pleinement ensoleillées
qui peuvent épisodiquement régner sur Montmartre, de se
retirer du monde pour mener à bien une mission personnelle."”
Histoire 3 : Les petites joies
“En réalité, les nourritures terrestres eussent pu
constituer, pour Martine Laissac, un « grand bonheur ». Ce
qui les classait dans la sous-catégorie des « petites joies
», c’était la prise de poids qu’elles engendraient,
venant gâcher après coup la félicité ressentie
sur le moment. La béatitude ne pouvait jamais être complète.
Car il fallait toujours, après un royal festin de cochonnailles
par exemple, prévoir, la digestion achevée, de monter et
descendre cinq fois - d’affilée - les cent trente-quatre
marches de la rue Becquerel (lesquelles aboutissaient à la rue
Lamarck), et qui étaient à deux pas de chez elle. ”
Histoire 4 : Lola
“Je m’appelle Anatole Gardefort (j’en veux encore à
mes parents d’avoir choisi cet horrible prénom ; quand je
suis né, en 1964, il était déjà démodé
- mais mon père était instituteur, grand admirateur
d’Anatole France, ce choix tombait pour lui sous le sens), dans
la vie je ne fais pas grand-chose, du moins, rien de fatigant : ayant
eu l’excellente idée d’apprendre plusieurs langues
étrangères (dont le chinois et l’arabe, sans compter
l’anglais, que je parle couramment), je me contente de traduire
des modes d’emploi que personne ne lit (et auquel nul ne comprend
rien).”
Histoire 5 : Héritage sous vidéo
“ Les gens qui lui rendaient visite avaient l’habitude de
dire en riant : « Au fond, tu habites sur un palier. » Ce
n’était pas faux, car pour rejoindre le numéro 34
de la rue du Mont-Cenis, il fallait soit descendre les douze marches à
partir de la rue Lamarck, soit en monter quarante à hauteur de
la rue Caulaincourt. L’immeuble était bien sur une sorte
de palier entre deux séries d’escaliers, ce qui rendait la
collecte des ordures un brin compliquée : certains racontaient
que les éboueurs jetaient les sacs du 34 jusqu’en bas, devant
le café-restaurant Chez Francis Labutte, où le camion attendait
de récupérer son chargement.”
Histoire 6 : Ça sera toi
“C’était une journée particulièrement
grise ; à onze heures du matin on se serait cru au crépuscule,
et toutes les lampes de l’appartement de Georgina Bonnieux, au 3
rue du Ruisseau, étaient allumées. Contrairement à
certaines autres rues du début de ce premier tiers de la Butte,
celle du Ruisseau, à cet endroit, jouissait d’une luminosité
satisfaisante : on y voyait une plus grande partie du ciel qu’ailleurs.
Georgina faisait face à une école primaire, ce qui ne la
gênait pas du tout : à l’inverse de sa voisine, par
exemple, elle aimait les cris des enfants dans la cour. Cela lui rappelait
sa propre enfance, qui avait été heureuse. Petite fille
comblée, choyée par ses parents.”
Histoire 7 : Pas encore mort ?
“Emma Saint-Galmier était une femme d’une cinquantaine
d’années, mince, assez grande, toujours habillée à
la dernière mode. On ne savait pas dire si elle était réellement
jolie, mais elle avait du charme et possédait une manière
extrêmement raffinée de cligner des yeux en regardant son
interlocuteur, lequel se sentait tout de suite accueilli parmi ses intimes
et en était, il faut l’avouer, flatté. Oui, on était
plutôt fier de faire partie de l’entourage de cette femme,
qui semblait disposer d’un carnet d’adresses épais
comme un annuaire et où figuraient toutes les personnes décisionnaires
ou importantes ou influentes de la capitale ; y prédominaient les
noms des plus grands éditeurs (c’est ce qui m’intéressa),
les coordonnées des meilleures attachées de presse, quelques
hommes politiques cruciaux dans le monde de la culture, divers artistes
peintres, une foule de journalistes : bref, rejoindre ce prestigieux carnet
d’adresses constituait un honneur. Dès qu’on citait
un nom à Emma Saint-Galmier, trois réponses pouvaient vous
être fournies :
« J’ai justement déjeuné avec lui la semaine
dernière » ;
« Nous devons absolument prendre un verre ensemble bientôt
» ;
« Nous sommes en contact courriel ».”
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