Annexe IV. Des gènes bien antérieurs
à l’hominisation
Il est intéressant de voir qu’à l’origine
de cette transformation majeure dans les processus évolutifs de
la nature que l’on nomme l’hominisation et que nous préférerions
pour notre part qualifier du terme (affreux !) d’anthropotechnicisation
se trouvent quelques mutations ou même « exaptations »(1)
probablement survenues au hasard et apparemment mineures s’étant
produites au sein des aires corticales de quelques primates perdus dans
l’obscurité des « âges farouches »(2)
. Comment les généticiens interprètent-ils aujourd’hui
ces mutations ou exaptations fondatrices, bien plus intéressantes
à comprendre que les mutations ultérieures du génome
humain ? Ces dernières posent moins de problèmes, car
on peut montrer qu’elles résultent d’un processus banal
d’interaction entre des phénotypes et des niches qui étaient
en modification continue du fait de l’emploi de plus en plus systématique
des outils.
La recherche d’éventuelles mutations fondatrices
s’impose d’ailleurs pour deux raisons méthodologiques.
La première permettrait de fournir des réponses aux arguments
des religions pour qui l’apparition de l’homme n’a pu
avoir de causes « naturelles ». La seconde présente
plus d’actualité. Elle oblige à réfléchir
à ce qui se passerait si de nouvelles mutations génétiques,
survenant comme toutes les autres au hasard, augmentaient sensiblement
les capacités du cerveau humain moderne dédiées aux
tâches cognitives. Le mutant serait-il impitoyablement éliminé
ou serait-il à l’origine d’une nouvelle espèce
d’hommes dotés d’intelligences supérieures ?
On sait que cette perspective est régulièrement envisagée
lorsque des enfants dits surdoués sont identifiés dans le
milieu scolaire.
On considère généralement que l’accroissement
des capacités cognitives a été parallèle à
l'augmentation de la taille des cerveaux. Certes, il n'y a pas un rapport
fixe entre le coefficient d'encéphalisation (rapport entre le poids
du cerveau et celui du corps) propre à chaque espèce et
leurs aptitudes cognitives. D'autres causes interviennent, notamment des
différences dans les capacités de connectivité interne
propres à tel ou tel type de cerveau.
Sous ces réserves, c'est bien cependant l'augmentation
de la taille du cerveau qui a marqué le départ de la différenciation
entre les hominiens et leurs congénères primates. Or cette
augmentation n'a pu résulter que de l'évolution d'un certain
nombre de gènes. Plusieurs d'entre eux ont été identifiés
il y a quelques années. Il s'agit notamment des gènes Microcéphalin
et ASPM dont les défectuosités provoquent des désordres
graves de développement physique et mental. Ces gènes et
d'autres analogues étaient présents depuis longtemps dans
les lignées de primates, mais ils ont évolué rapidement
après la divergence entre hominiens et chimpanzés, ce qui
laisse supposer qu'ils ont bien été responsables de l'explosion
de la taille des cerveaux de nos ancêtres. Ils ont ainsi donné
un avantage compétitif considérable à ces derniers.
L'augmentation de la taille du cerveau n'a pas été uniformément
répartie. Elle a favorisé le néocortex en général
et certaines zones dans celui-ci, ainsi que le cervelet et la matière
blanche importante pour la connectivité. Toutes ces régions
sont déterminantes pour le développement des fonctions cognitives
supérieures, y compris le langage.
L'aptitude au langage complexe, apparue sans doute en
même temps et parce que les hominiens étaient transformés
par l’utilisation des outils mais après l'accroissement de
la taille des cerveaux, ne pose pas les mêmes questions que les
mutations ayant provoqué la divergence initiale d’avec les
primates. Les bases en existaient. Il n’est pas inutile de rappeler
ici ce qu’en pensent aujourd’hui les généticiens.
Il est évident que le langage possède une base génétique.
Or les gènes intervenant dans la production des échanges
symboliques, à base de gestes puis de vocalisation, existaient
depuis des temps très anciens, certains même pouvant être
antérieurs aux dinosaures. Par ailleurs le processus épigénétique
d'hominisation était déjà en cours depuis quelques
centaines de milliers d'années, sinon quelques millions d’années.
Les mutations permettant aux cerveaux des humains de commencer à
s'engager dans des échanges langagiers ont donc trouvé,
au long d’une grande durée de temps ayant commencé
sans doute vers -5,5 millions d’années, un environnement
favorable à leur sélection.
Cependant, s'interroger sur les bases génétiques
du langage ne consiste pas à se demander pourquoi, subitement,
les humains se seraient mis à parler. L’intérêt
de cette nouvelle fonction au plan de la compétition darwinienne
saute aux yeux. On peut se demander pourquoi, par contre, des espèces
dont les caractères anatomiques n’étaient pas très
différents de ceux des premiers hominiens n’ont pas développé
de langages complexes. Existaient-ils entre les uns et les autres des
différences génétiques plus importantes que l’on
imagine, qui auraient permis le développement du langage chez les
hominiens ? Quels étaient ou quels sont les gènes dont les
mutations ou l’activation ont brutalement favorisé cette
aptitude. La réponse à cette question nécessite comme
on le devine d'abandonner tout réductionnisme génétique.
Aucun gène n'existe dont on puisse affirmer qu'il s'agit du gène
du langage, brutalement apparu. Là encore, l'évolution a
été longue et ses processus ont été complexes,
d'ailleurs encore très largement mal connus à ce jour.
De la même façon que l'action des gènes
Microcéphalin et ASPM a été découverte en
étudiant des anomalies morphologiques, ce fut en étudiant
des troubles dans l'expression langagière présentés
par une famille britannique, les KE, que l'on identifia un gène
baptisé FOXP2 dont une mutation provoquait les troubles en question.
Le gène fut très rapidement baptisé « gène
du langage » ou « gène de la grammaire ».
Plusieurs années après, il apparut que les choses n'étaient
pas si simples. Ce gène avait évolué bien avant les
dinosaures et se trouve aujourd'hui présent sous des versions peu
différentes chez de nombreux animaux, allant des oiseaux aux chauves-souris
et aux abeilles. Il a été aussi identifié chez les
néanderthaliens. La protéine pour laquelle code le gène
FOXP2, dite aussi FOXP2, est très peu différente, de l'homme
aux autres espèces. Cependant, on a montré qu'elle avait
enregistré deux changements récents dans les 200 000
dernières années, correspondant à une évolution
dans le gène FOXP2 survenue à une époque contemporaine
à celle de l'apparition des premiers langages humains. Pour s'être
répandue si rapidement, cette mutation devait présenter
un avantage évolutionnaire important.
Ceci ne veut pas dire cependant que le gène FOXP2 soit à
proprement parler le gène du langage. Les choses sont bien plus
complexes. L'étude de son rôle dans les nombreuses espèces
où il est présent montre qu'il s'agit d'un gène dit
de transcription qui active de nombreux autres gènes (plusieurs
centaines sans doute) et en invalide d'autres, au fur et à mesure
du développement. Il s'exprime durant la mise en place de nombreux
organes, poumons, œsophage, cœur et cerveau. Il commande l'apprentissage
et la mise en œuvre de nombreuses coordinations locomotrices permettant
par exemple à l'oiseau chanteur de former des vocalises complexes
ou à la chauve-souris d'utiliser son système d'écholocalisation.
Chez l'homme, ses défaillances provoquent, comme l'avait montré
l'étude de la famille KE, des troubles divers de la coordination
des muscles et centres nerveux nécessaires au langage. Mais son
action précise sur l'organisation structurelle du cerveau et la
croissance des neurones, notamment au niveau des aires intervenant dans
le langage humain, reste encore à identifier. Des dizaines de gènes
sont impliqués par ailleurs dont plusieurs s'expriment différemment
chez l'homme et chez le chimpanzé.
Autrement dit, si le gène FOXP2 n'est pas exactement
le gène du langage, tout en étant indispensable à
la mise en place et au développement des aptitudes langagières,
il reste à mettre en évidence les processus ayant permis
voici -500 000 à -200 000 ans environ à nos ancêtres
d'utiliser leurs potentialités locomotrices pour échanger
de véritables messages à contenus symboliques. On a suggéré,
nous l’avons rappelé, que les premiers langages résultaient
d'une combinaison de gestes et mimiques, complétés de messages
sonores du type de ceux courants chez les animaux. Probablement. On a
constaté que certains singes utilisent des gestes de leur main
droite pour communiquer, or ceux-ci sont commandés par l’hémisphère
gauche responsable des opérations logiques. Mais là encore,
sous quelles impulsions et pour répondre à quelles exigences
se sont développés ces gestes et vocalises ? Rien n'empêche
de penser que, comme pour l'utilisation des premiers outils, ce fut par
un hasard judicieusement exploité que les premiers inventeurs du
langage en ont découvert les vertus, notamment pour transmettre
des savoir-faire utiles à l’emploi puis à la fabrication
d’outils. Dans ce cas, les centaines de milliers d’années
de symbiose entre les humains et les outils ont facilité cette
généralisation du langage.
1. On nomme exaptation, en suivant Stephen
Jay Gould, l’utilisation, sous la pression de la compétition
darwinienne, de propriétés corporelles ou génétiques
affectées historiquement à d’autres usages dont la
nécessité n’est plus aussi grande.
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2. Pour reprendre l’expression
des auteurs de cette belle bande dessinée dédiée
à Rahan, le fils des âges farouches.
http://www.rahan.org/
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