Annexe V. Nouvelles observations semblant confirmer
la théorie de l’ontophylogenèse et son application
à l’hypothèse des systèmes anthropotechniques
Dans la mesure où nous donnons un rôle important
à la théorie de l’ontophylogenèse pour comprendre
l’évolution passée et future des systèmes anthropotechniques,
il est important de remarquer que beaucoup d’observations récentes
semblent amplement confirmer les hypothèses de Jean-Jacques Kupiec.
Rappelons que celui-ci insiste sur l’absence d’un modèle
déterministe dans le domaine génétique. Les génomes
comme les protéines, les cellules et les organismes résultant
de l’expression des gènes sont soumis à des processus
aléatoires où jouent à tous niveaux le processus
darwinien de mutation-sélection. En voici quelques illustrations
recueillies dans des publications récentes.
Les différentes cellules d'un même organisme n'ont pas nécessairement
le même ADN
Cette observation est importante. Elle bat en brèche
la croyance jusque-là universellement répandue selon laquelle
le programme génétique détermine rigoureusement les
différents développements de l'organisme, y compris en ce
qui concerne le point essentiel qu'est l'ADN de chacune des cellules du
corps. Or une étude de scientifiques québécois, mentionnée
par un article de la revue américaine ScienceDaily(1),
vient de montrer que chez un même patient, les cellules du corps
n'ont pas nécessairement le même ADN. Or selon l'hypothèse
de l'expression stochastique des gènes dite aussi du darwinisme
cellulaire, l'expression finale dépend de façon probabiliste
des interactions aléatoires des cellules avec leur environnement.
Ici, l'environnement serait, soit l'organisme tout entier avec lequel
chaque organe interagit, soit le milieu extérieur avec lequel l'organisme
entier ou certains de ses organes interagissent. De ces interactions différentes
découlent des ADN adaptés aux situations différentes
et ne présentant donc pas rigoureusement la même organisation.
Au plan épistémologique, il est inutile
de souligner l'importance de cette découverte, si elle était
confirmée. Moins que jamais on ne pourra défendre l'idée
que toutes les cellules d'un même organisme disposent du même
ADN, par la grâce d'un programme génétique s'appliquant
rigoureusement. En dehors de la thérapeutique, les applications
d'un tel changement, par exemple en sociobiologie, dans les croyances
fondant encore l'empire des gènes, devraient être considérables.
L'épigénétique s'ouvrira ainsi de nouveaux espaces
de recherche considérables. On pourra rechercher notamment si des
cellules fonctionnellement liées à l’utilisation continue
d’un même outil possèdent ou non des ADN rigoureusement
semblables à ceux de cellules exerçant d’autres fonctions
au sein du même organisme.
Selon les scientifiques québecois, l'habitude
d'utiliser les cellules du sang pour déterminer le génome
des cellules de l'organisme d'un patient a longtemps masqué la
diversité des génomes au sein des cellules d’un même
organisme. C'est en recherchant les causes génétiques d'une
prédisposition aux anévrismes aortiques abdominaux que les
chercheurs ont été conduits à prélever des
cellules spécifiques aux tissus concernés et à constater
qu'elles n'avaient pas le même génome que les globules du
sang du même individu. L'observation a ensuite été
étendue et généralisée.
L’auto-organisation des protéines dans les bactéries
Un article de la revue ScienceDaily(2)
vient confirmer l’hypothèse selon laquelle la construction
d’organismes vivants apparemment identiques, loin de découler
de la mise en œuvre d’un programme préexistant rigoureux
déterminé par leur ADN, peut faire appel à des processus
différents dans le détail, découlant d’organisations
internes elles-mêmes différentes. L'étude ne porte
que sur des bactéries, mais les perspectives de son extension à
des organismes biologiques ou artificiels plus complexes n’est pas
à exclure. Là encore, il devrait être possible d’étudier
les conséquences apportées à l’organisation
de certaines cellules par l’utilisation régulière
d’un outil.
Une équipe du laboratoire Berkeley de l’université
de Californie, du Howard Hughes Medical Institute et de l’Université
de Princeton vient de montrer dans un article publié par PLOS Biology,
comment, au sein de cellules bactériennes procaryotes (sans noyaux)
des milliers de protéines constitutives de leurs membranes s’assemblent
en réseaux (clusters). Ceux-ci pilotent les déplacements
de la cellule grâce auxquels elle se procure dans son environnement
les composants chimiques nécessaires à son développement.
Les observations réalisées ont montré comment des
processus périodiques complexes peuvent être générés
et au besoin réparés au sein des systèmes biologiques
sans résulter de la mise en œuvre d’un plan d’ensemble
préalable.
Les cellules observées sont celles de la très
commune bactérie Escherichia Coli. Les chercheurs ont montré
que des clusters de protéines se formaient spontanément
en son sein selon un processus qu’ils ont qualifié d’auto-assemblage
stochastique, sans que rien de préalable n'ait déterminé
à l’avance l’affectation de ces protéines dans
des sites spécifiques au sein de la cellule. Pour eux, il s’agit
de l’application d’un mécanisme décrit en 1952
par Alain Turing sous le nom de « self-organizing patterns
».
Il faut rappeler que le développement et la survie
des organismes monocellulaires à noyau (eucaryotes) supposent qu’ils
accèdent facilement aux composants indispensables présents
dans leur environnement, protéines, lipides, acides nucléiques.
Pour cela, ces cellules se sont progressivement dotées d’organites
spécialisés connus depuis longtemps, peut-être acquis
par symbiose avec des virus. Mais la même exigence d’accès
aux nutriments s’impose aux procaryotes (sans noyau et sans organites),
tels que E. Coli. La façon dont ces derniers procèdent n’était
pas décrite clairement jusqu’à ce jour. Or il est
apparu que, loin de mettre en œuvre un programme préexistant
rigoureux, des bactéries individuelles apparemment identiques se
dotent à cette fin d’organisations internes différentes,
selon des processus eux-mêmes différents dans le détail.
Les observations ont porté sur le réseau
de protéines déjà bien étudié dit «
chemotaxis network » par lequel les bactéries identifient
dans leur environnement les composés dont elles ont besoin puis
se dirigent vers eux. Les chercheurs savaient que ce réseau s’organise
dans l’espace de la membrane de la cellule de façon périodique
et non aléatoire. Mais à la suite de quel processus ? Autrement
dit, comment se forme le réseau, comment la cellule contrôle-t-elle
sa taille et la densité des protéines, comment cette organisation
se maintient-elle lorsque la cellule grandit et se divise ?
L’observation de 326 cellules impliquant 1 million
d’exemplaires des 3 principales protéines participant au
chemotaxis network de ces cellules a montré qu’aucune distribution
spécifique caractéristique n’apparaissait, au contraire
de ce que l’on supposait. La distribution résulterait d’interactions
aléatoires entre protéines, suffisantes pour générer
les patterns complexes et ordonnés observés. Les chercheurs
considèrent qu’ils ont mis ainsi à jour un mécanisme
simple d’assemblage sur le mode stochastique. Ils s’attendent
à le retrouver partout ailleurs, aussi bien dans les cellules procaryotes
qu’eucaryotes. Ce processus intervient sans implication du cytosquelette
ou de mécanismes chimiques internes de transport.
Leur objectif est désormais d’en identifier
d’autres exemples dans la nature. Comme les systèmes biologiques
sont si l’on peut dire des précurseurs des futurs systèmes
à base de nanotechnologies, il leur paraît important de montrer
que l’auto-organisation stochastique est capable d’assembler
des milliers de protéines en patterns complexes reproductibles.
Les applications en seront nombreuses, notamment pour développer
des circuits électroniques.
Ajoutons pour notre part que parler de l’émergence
d’un processus stochastique d’auto-organisation ne suffit
pas. Il faut montrer comment ce processus donne naissance à des
produits ordonnés, ceux-là et pas d’autres. Pour cela
il faut se replacer dans ce que Jean-Jacques Kupiec a nommé le
darwinisme cellulaire, c’est-à-dire la compétition
darwinienne entre cellules, sanctionnée par la sélection
des individus cellulaires comportant les solutions d’organisation
les plus aptes à la survie. On pourra alors parler, non pas d’auto-organisation
mais d’hétéro-organisation, le milieu (hétéro)
où doivent survivre les cellules jouant le rôle de filtre
sélectif. Mais, en se plaçant au palier antérieur
de compétition, celui où s’affrontent les protéines
du chemotaxis network, on observe le même processus de darwinisme,
sélectionnant les protéines les plus aptes à constituer
des réseaux efficaces. Plus en amont encore, au niveau du génome
de E. Coli, on devrait retrouver ce même processus de sélection
darwinienne portant sur les produits divers résultant de l'expression
stochastique des gènes. Il s'agira d'un argument de plus pour tenter
d'appliquer ces observations en vue de réaliser des entités
« biologiques artificielles » faites de nanocomposants.
Evolution darwinienne et « pénétrance partielle »
Le phénomène décrit par Jean-Jacques
Kupiec sous le nom d’« expression stochastique »
ou aléatoires des gènes, fondant sa théorie de l’ontophylogenèse,
se traduit notamment par le fait que, dans des organismes dotés
de génomes identiques, des phénotypes (ou individus) peuvent
acquérir à la suite de mutations aléatoires d’origine
non génétique des traits ou caractères différents
qui produiront des comportements différents. Au cours de la compétition
darwinienne s’établissant entre ces individus pour survivre
au sein d’un environnement sélectif, certains d’entre
eux l’emporteront sur les autres et transmettront à leurs
descendants les caractères favorables dont ils auront bénéficié.
Il s’agit donc d’un processus de mutation différent
de celui classiquement décrit par le néo-darwinisme, puisqu’il
ne prend pas son origine dans la mutation d’un gène. Il oblige
à étendre le concept darwinien de mutation suivie de sélection
à tout changement survenue aléatoirement et transmissible
héréditairement. Mais son résultat peut se comparer
à celui résultant des mutations d’origine génétique.
Il produit des organismes porteurs de modifications pouvant leur apporter
des avantages dans l’adaptation à des milieux eux-mêmes
changeants.
La question alors posée concerne la cause de ces
mutations non liée à la mutation d’un gène.
L’ontophylogenèse a démontré la fausseté
de l’idée imposée par la biologie moléculaire
des années 1970, selon laquelle à tout gène correspond
une protéine et une seule susceptible de contrôler dans un
sens bien défini le développement de l’embryon. Les
mutations résultant de l’expression aléatoire des
gènes se traduisent principalement par une grande variété
dans la forme et l’agencement des centaines de protéines
elles-mêmes produites aléatoirement par le génome.
Ces protéines entrent en compétition darwinienne pour la
production des différentes cellules et organes caractérisant
chaque phénotype puis les descendances de celui-ci. C’est
l’interaction avec le milieu (milieu cellulaire, milieu défini
par l’organisation des organes et des organismes, milieu découlant,
en ce qui concerne les humains, de l’utilisation régulière
de certains outils, milieu environnemental enfin), qui sélectionne
les solutions les mieux adaptées à la survie de l’organisme
tout entier comme les multiples solutions de détail composant l’architecture
et le fonctionnement global de l’organisme. Jean-Jacques Kupiec
l’a nommée l’hétéro-organisation. Dans
le cadre de notre essai, c’est évidemment l’étude
des sélections imposées par la pratique des outils et des
technologies qui nous intéressera. Rien ne peut en être dit
pour le moment, mais des expériences en ce sens devraient pouvoir
être envisagées.
En conséquence de l’hétéro-organisation
apparaissent des individus semblables au plan génétique
(semblant tels tout au moins compte tenu des moyens d’analyse des
ADN dont on dispose aujourd’hui) mais dotés de caractères
morphologiques et de comportements pouvant être différents.
Pour étudier ce mode d’évolution, il est évidemment
plus facile de l’observer dans des populations bactériennes,
lesquelles se reproduisent et mutent très facilement. Mais il ne
devrait pas exister de raison permettant d’exclure la possibilité
qu’il se produise aussi au niveau des organismes multicellulaires
complexes.
Concernant les bactéries, l’existence d’un
processus aléatoire de mutation non génétique, produisant
des phénotypes variants susceptibles de se reproduire et d’éliminer
éventuellement les bactéries non mutées ne peut plus
désormais être nié. Mais les biologistes traditionnels
n’en tirent pas d’argument pour remettre en cause le déterminisme
génétique. Ils attribuent l’apparition de ces variants
à un « bruit » se produisant au cours du processus
bien huilé qui pour eux demeure la règle, découlant
de l’application rigoureuse du prétendu « programme
génétique ». Pour Jean-Jacques Kupiec, au contraire,
ces mutations et leur stabilisation dans les descendances font partie
du processus darwinien général de l’ontophylogenèse,
non spécifique aux seules bactéries.
Ceci étant, en dehors de la cause des mutations
se pose la question de la cause des modalités selon lesquelles
certaines d’entre elles sont sélectionnées et inscrites
dans les descendances. Ceci se fait-il sous la forme de changements mineurs
éventuellement non observables à leur début ou par
ce que l’on pourrait appeler des sauts quantiques, d’un état
discret à un autre ? Remarquons qu’en ce qui concerne les
mutations d’origine génétique, c’est ce dernier
processus qui a été observé par les sélectionneurs,
depuis Mendel. Si l’on croise des pois lisses et des pois ridés,
on n’obtiendra pas au sein de chaque génération des
descendants présentant un mélange aléatoire de rides
et de zones lisses, mais des pourcentages strictement déterminés
d’individus affectant la forme pois lisse et la forme pois ridé.
Pourquoi cela ? Les réponses apportées par les généticiens
classiques à ce phénomène bien connu nous paraissent
manquer de netteté.
Il se trouve que la même question se pose à
nouveau lorsque l’on étudie la pénétration
dans des générations successives de bactéries isogéniques
d'individus porteurs des mutations non génétiques résultant
d’un mécanisme que les généticiens actuels
persistent à nommer du bruit (noise) et que nous pourrions nommer,
selon la terminologie de Jean-Jacques Kupiec, le darwinisme protéinique
ou l’évolution stochastique des protéines. On constate
là encore que les descendants des individus mutés ne présentent
pas un mélange confus de propriétés, mais se répartissent
entre descendants mutés et descendants non mutés (en excluant
ceux porteurs de mutations létales qui n’ont pas survécu).
Comment alors les caractères mutés se répandent-ils
dans les populations successives de bactéries ? Restent-elles marginales
ou touchent-elles progressivement l’ensemble des individus composant
ce que pour des raisons traditionnelles on continuera à nommer
une espèce ? Des études récentes ont montré
que tout dépendra du nombre des individus touchés par la
mutation. Si ce nombre reste faible, la mutation disparaîtra. S’il
devient important, elle s’imposera. Ceci paraît d’ailleurs
relever de l’évidence.
Mais à nouveau, quelle raison fera que certaines
mutations resteront peu répandues, tandis que d’autres affecteront
rapidement les générations suivantes ? Il se trouve que
ce phénomène de diffusion partielle (ou partial penetrance)
est aujourd’hui étudié dans le cas de bactéries
facilement observables avec les techniques dont on dispose.
Un article publié dans Nature(3)
fait part d’observations conduites par des biologistes américains
afin d’approfondir le mécanisme de diffusion partielle. Des
expériences menées sur le Bacille subtil ont mis en évidence
un phénomène de « partial penetrance »
lié à une capacité spécifique dont disposent
ces bactéries : produire des spores susceptibles d’assurer
la sauvegarde de l’espèce en période de disette. On
a d’abord pu vérifier que la diffusion de mutations d’origine
non génétique au sein d’une population isogénique
se manifeste sur le mode du tout ou rien. Un individu en bénéficie
et les autres pas. Dans le cas du Bacille subtil les mutations non génétiques
intéressant le mécanisme de production de ces spores se
traduisent par l’apparition de solutions alternatives discrètes :
avoir un ou plusieurs spores, spores ou non dotés d'un ADN... Certaines
sont plus favorables que d’autres à la conservation de l’espèce.
Comment ces dernières se répandent-elles ? Non par
l’apparition de mutations intermédiaires partielles mais
par une mutation d’un autre ordre touchant la fréquence du
nombre des individus dotés du nouveau comportement. Si 10 %
de la population possède ce nouveau comportement, cela suffit pour
que les populations comportant cette mutation se stabilisent par ce qui
est attribué à un ajustement graduel de leurs paramètres
génétiques.
Par ailleurs, les chercheurs n’ont pas pu se cacher,
en amont de l’apparition de ces mutations, le fait qu’elles
ne se produisaient pas en conséquence de la mutation d’un
ou plusieurs gènes, mais de modifications dans l’ordonnancement
des protéines responsables du système de signalisation permettant
à chaque cellule-mère de communiquer avec son spore. Comme
indiqué ci-dessus, ils se bornent à considérer qu’il
s’agit de « bruits » survenant apparemment sans raisons
dans le processus déterministe aboutissant à la fabrication
du phénotype. Les mêmes observations et les mêmes conclusions
ont été produites à l’occasion de l’étude
d’une autre bactérie, le Clostridium Oceanicum.
Mais peut-on nommer bruit un phénomène
aussi répandu ? Au contraire, dans l’esprit de l’ontophylogenèse,
on serait tenté de mettre en cause un facteur spécifique,
de survenue aléatoire, s’exerçant au niveau de l’expression
stochastique des protéines. Il serait sans doute erroné
d’attribuer ce phénomène à un simple bruit.
Pourquoi alors ne pas chercher à retrouver ce facteur à
tous les niveaux où se produisent, par sauts discrets, des mutations
influençant la compétitivité darwinienne des phénotypes
?
Pour nous, ces analyses publiées dans Nature sont
insuffisantes. Il faudrait les reprendre à la lumière de
l’ontophylogenèse. Il faudrait aussi commencer à en
étendre les conclusions à un domaine certes méthodologiquement
et politiquement plus périlleux, l’étude de l’apparition
et de la propagation de mutations non génétiques au niveau
des organismes complexes. A partir de là, il sera sans doute inévitable
de s’interroger sur les modalités d’apparition et de
diffusion, partielle ou complète, des formes discrètes par
lesquelles des individus mutés se distinguent du modèle
jugé caractéristique d’une espèce donnée.
On pourra ainsi étudier le pourquoi de l’apparition d’insectes
à 4 ailes chez les diptères et, pourquoi pas, de surdoués
cognitifs chez des espèces à gros cerveaux.
Gènes « sauteurs »
au sein des neurones humains
Nous avons relaté plus haut la découverte
d'une équipe de biologistes québécois selon laquelle
il apparaît que dans certains organismes, notamment chez les humains,
toutes les cellules du corps n'ont pas nécessairement le même
ADN, contrairement à ce qu'avait laissé croire jusqu'à
présent l'habitude d'utiliser les cellules sanguines pour déterminer
les génomes des cellules des patients. Nous avons indiqué
que cette découverte apporte selon nous un argument de poids à
la théorie de l'ontophylogenèse présentée
par Jean-Jacques Kupiec. Selon l'hypothèse de l'expression stochastique
des gènes dite aussi du darwinisme cellulaire, l'expression finale
des gènes dépend de façon probabiliste des interactions
aléatoires des cellules avec leur environnement. Ici, l'environnement
serait, soit l'organisme tout entier avec lequel chaque organe interagit,
soit le milieu extérieur avec lequel l'organisme entier ou certains
de ses organes interagissent. De ces interactions différentes découlent
des ADN adaptés aux situations différentes et ne présentant
donc pas rigoureusement la même organisation.
Une découverte allant dans le même sens
que celle des chercheurs québécois mais autrement plus riche
de conséquences épistémologiques vient d'être
faite par une équipe du Salk Institute for Biological Studies dirigée
par le Pr. Fred Gage, spécialiste des maladies neurodégénératives
associées à l'âge : les neurones du cerveau humain
présenteraient, chez le même individu, une surprenante diversité
dans la composition de leurs génomes. Ceci permettrait peut-être
d'expliquer aussi bien les performances adaptatives du cerveau, notamment
à l’occasion de la pratique de certaines technologies, que
certains troubles neurologiques.
L'équipe a observé la présence dans
les cellules du cerveau humain d'un nombre inattendu d'éléments
mobiles constitués de fragments d'ADN qui insèrent apparemment
au hasard des copies d'eux-mêmes à l'intérieur du
génome sur le mode du « copier-coller ». Ce mécanisme
pourrait être responsable de la diversité cérébrale
qui rend chaque personne unique. Le cerveau comprend 100 milliards de
neurones reliés par 100 trillions de synapses. L'insertion des
éléments mobiles d'ADN pourrait rendre chacun des neurones
individuels légèrement différents des autres(4).
Les seules cellules du corps humain connues jusqu'ici
pour leur aptitude à remodeler leurs génomes sont celles
du système immunitaire. Dans ces cellules, les gènes responsables
de la production des anticorps sont constamment « rebattus »,
comme des cartes à jouer, afin de diversifier les anticorps et
leur permettre de reconnaître un nombre théoriquement infini
d'antigènes distincts.
Dans un travail précédent, Fred Gage avait
déjà montré que des fragments mobiles d'ADN, qu'il
avait nommés LINE-1, intervenaient au hasard pour ajouter des copies
d'eux-mêmes dans les génomes des neurones de la souris, selon
un processus qui avait été nommé le « saut
» (jumping). Ces mêmes processus avaient déjà
été identifiés dans les organismes primitifs, plantes
ou levures, où ils jouent un rôle important. Mais chez les
mammifères et a fortiori chez les humains, ces gènes «
sauteurs » étaient jusqu'à présent considérés
comme des héritages du passé, n'ayant pas de rôle
précis. Ils constituent cependant 50 % environ du génome,
ce qui jette un doute sur leur inutilité supposée.
Pour éclaircir le rôle de ces gènes
sauteurs dans le cerveau de la souris comme dans celui de l'homme, l'équipe
du Salk Institute procéda d'abord à des expériences
in vitro. Celles-ci montrèrent que le phénomène affectait
bien les neurones humains isolés. Mais il fallait savoir s'il en
était de même au sein des neurones d'une personne vivante.
C'est en effet au niveau des neurones que les gènes pourraient
changer rapidement de configuration sans entraîner de conséquences
nuisibles, contrairement à ce qui se passerait s'ils se transformaient
dans les cellules d'organismes dont le fonctionnement doit être
stable, comme les reins ou le cœur.
L'équipe eut la surprise de constater, sur une
centaine d'échantillons de tissus corporels humains, que les tissus
du cerveau pouvaient comporter, comme indiqué ci-dessus, plus de
100 copies différentes de cellules, contrairement aux autres tissus.
Cela était la preuve que les sauts d'ADN se produisaient bien dans
les neurones et que par conséquent ceux-ci disposaient de génomes
différents de ceux des autres cellules du corps et différents
de neurones à neurones.
Il en résulte que ces sauts d'éléments
mobiles peuvent considérablement diversifier le mode d'évolution
du cerveau, puisqu'ils introduisent un facteur de mutation aléatoire
autrement plus puissant que celui découlant du processus normal
de division cellulaire, qui se fait à l'identique sauf éventuelles
erreurs typographiques. Resterait évidemment à montrer,
sur des exemples précis, comment la présence de neurones
légèrement différents les uns des autres améliorerait
les performances adaptatives globales des tissus cérébraux
observés 1). Ceci d'autant plus que les neurones, en principe,
ne se renouvellent pas, au rythme tout au moins des autres cellules du
corps.
Quoi qu'il en soit de ce dernier point, le mécanisme
décrit par l'équipe du Salk Institute nous paraît
cadrer parfaitement avec les principes de l'ontophylogenèse tels
qu'appliqués au cerveau et à la possibilité qu'il
a de faire face rapidement aux changements du milieu. Le cerveau d'un
individu humain possède une durée de vie d'environ 80 ans,
au cours desquels il doit faire face à des sollicitations permanentes,
tenant notamment à la richesse des échanges "culturels"
auxquels l'individu participe. Pour cela, les neurones doivent se renouveler
et se diversifier en permanence. Seul un processus d'expression stochastique
de leurs gènes permet cette adaptation. Ce processus ne se retrouve
pas dans les autres cellules du corps pour lesquelles, comme nous l'avons
indiqué, il serait fonctionnellement dangereux.
Les nombreuses « micromutations » se produisant
au hasard dans les génomes des neurones du fait des sauts de fragments
d'ADN qui s'y déroulent se trouvent en compétition darwinienne
les unes avec les autres. C'est la sélection par les contraintes
du milieu au sein duquel opère le cerveau (l'hétéro-sélection
selon le mot de Jean-Jacques Kupiec) qui garantit au mieux l'adéquation
anatomique et fonctionnelle globale de chacun des cerveaux individuels
aux contraintes s'imposant à lui.
Fred Gage considère qu'à l'inverse c'est
un dérèglement de ce mécanisme de sauts d'éléments
d'ADN qui pourrait induire des désordres neurologiques. Ceux-ci
pourraient peut-être être soignés par un rétablissement
dudit mécanisme.
Pour ce qui concerne les questions que peut poser la
rapidité d'adaptation (épigénétique) des humains
à l'évolution encore plus rapide des technologies au sein
de ce que nous appelons dans cet essai des systèmes anthropotechniques,
nous pourrions considérer que les découvertes récentes
de l'équipe du Salk Institute, si elles étaient confirmées,
apporteraient de nouveaux éléments de réponse. Ces
réponses seraient d'autant plus importantes qu'elles concernent
l'anatomie et le fonctionnement du cerveau. Celui-ci, comme nul n'en ignore,
est responsable des capacités cognitives plus ou moins développées
des individus qui interagissent, à tous niveaux, avec ces technologies.
Ce pourrait être les mutations spontanées (changements) de
ces dernières, depuis le lointain âge de pierre, qui ont
obligé les cerveaux des humains à s'adapter à elles,
plutôt que le contraire : les mutations des cerveaux entraînant
des changements technologiques.
On pourrait comparer, toutes choses égales par
ailleurs, le cerveau humain au système immunitaire. Celui-ci a
dû s'adapter pour produire rapidement des anticorps face à
l'invasion permanente d'antigènes constamment renouvelés.
Parallèlement, les modules d'information ou générés
au hasard, à l'extérieur de l'individu humain, par l'évolution
incessante des technologies et des cultures technologiques, ne pourraient
être « traités » que par des neurones
ou circuits neuronaux capables d'une ré-adaptation immédiate.
Cette contrainte, évidemment, ne pèse pas sur les cerveaux
d'animaux tels que la souris, étudiée par Fred Gage. Ceux-ci
ne risquent pas d'être "débordés" par les
effets en retour des créations culturelles de l'espèce,
aussi complexes puissent-elles paraître.
1. Article de ScienceDaily : DNA
Not The Same In Every Cell Of Body : Major Genetic Differences Between
Blood And Tissue Cells Revealed
http://www.sciencedaily.com/releases/2009/07/090715131449.htm
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2. Article de ScienceDaily
http://www.sciencedaily.com/releases/2009/07/090708132820.htm
Voir aussi un article dans PLOS Biology (réservé aux spécialistes)
Self-Organization of the Escherichia coli Chemotaxis Network Imaged with
Super-Resolution Light Microscopy
http://www.pubmedcentral.nih.gov/articlerender.fcgi?artid=2691949
Retour
3. Article de Nature
http://www.nature.com/nature/journal/v460/n7254/abs/nature08150.html
Voir aussi
http://media.caltech.edu/press_releases/13276
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4. Article de Physorg.com. 'Jumping
genes' create diversity in human brain cells.
http://www.physorg.com/news168697506.html
NB : Nous avons adapté les informations fournies par cet article,
en les insérant dans des considérations qui nous sont propres.
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